Inquiétante, la situation du cinéma engagé en France, à l’image d’une morosité et d’un repli généralisés dont les positions poudre aux yeux (Bush, L’Irak, le non à l’Europe) voilent une incapacité maladive à questionner la sinistre réalité politique des années Chirac. La simplification ou le repli ne furent pas au centre des écrits de Serge Le Péron, critique engagé, pas plus qu’ils ne nourrissent son cinéma entêtant et modeste. J’ai vu tuer Ben Barka en est aujourd’hui le pic, par sa manière tout d’abord de choisir la petite forme (le film voisine avec la nonchalance ironique d’un Mocky) quand son sujet, bombe jamais vraiment désamorcée de l’histoire politique du pays, pourrait appeler les grandes pompes d’un thriller à la Costa-Gavras (Amen par exemple) ou le moralisme plombé d’un Haneke (Caché, sur un sujet pas si éloigné). Le film se centre sur un témoin central de l’affaire Ben Barka, le fourbe Figon, médiocre producteur manipulé qui lui-même dupe Ben Barka, le tout s’enclenchant dans une assez funeste logique du chat et de la souris.

Pas de révélation explosive dans le film, pas plus que de grands moments de mise en scène, simplement le déploiement, par le recours à mille artifices, d’un regard mélancolique posé sur des années de lutte révolues, et la mise en place d’une sorte de thriller théâtral plaçant les personnages au cœur d’un vaste jeu de résonances. Résonance d’abord avec la pourriture des années 1960 dans une France prise dans les filets refermés des Indépendances. Les images d’archive (De Gaulle, Cuba, le tiers-monde) nourrissent le film et leur utilisation, d’une extrême finesse, est à elle-seule un défi relevé par Le Péron, manière de fondre petit théâtre raide (tous les artifices du cinéma de papa sont convoqués en une ode rance et ironique à l’avant-68) et implacable violence d’Etat (la scène de l’assassinat, entendu à l’étage, est d’une puissance nauséeuse peu commune). Résonance enfin avec le présent, un peu à la manière du film de Garrel dans sa manière de filmer 68 : avec J’ai tuer Ben Barka apparaît une France qui est celle dont Jugnot, ou Jeunet, se sont récemment fait les chantres, ici retournée comme un gant et révélant sa face étouffante, délétère et pourrissante.

Il y a là une croyance dans le cinéma qui passe par une belle manière d’assumer imperfections de la reconstitution et caricature truculente (Franju dans un salon aux accents gothique), une humilité qui n’empêche jamais le film de se charger d’une part de réel juste et sensible ou de se gonfler d’une tristesse bouleversante. Film senti, ce qui est rare dans un tel genre, qui ramène la question du thriller politique à ses fondements : un pacte de croyance (beaucoup d’arrangements avec la fiction, et cette voix-off du cadavre de Figon qui hante naïvement le film) mêlé à des enjeux documentaires implacables. Belle réussite, en d’autres mots, qui souffle comme un vent mauvais sur la bonne vieille carcasse de notre République.