Après Pedro Costa (Dans la chambre de Vanda) et Jean-Claude Rousseau (La Vallée close), et en attendant Pierre Creton (Trilogie du pays de Caux) et André Labarthe (Le Dinosaure et le bébé), c’est à Albert Serra et à son Honor de cavalleria que les éditions Capricci font l’honneur de la belle collection dvd « Que fabriquent les cinéastes ? ». Côté pile : une belle édition du film (déjà distribué dans les salles françaises par Capricci, qui a produit le film suivant de Serra, Le Chant des oiseaux, et développe avec lui le prochain), dont nous avions dit à l’époque tout l’intérêt qu’il nous inspire ; côté face : un livre richement illustré dans lequel le cinéaste dissèque son travail plan après plan. L’exercice est passionnant et périlleux. Passionnant, il offre une précieuse remontée aux sources d’une inspiration, d’une ambition, d’une lutte par quoi le film a pu arriver jusqu’à nous. Périlleux parce qu’il n’est pas dit que pour un tel exercice (en somme, l’analyse de la réussite esthétique du film, traquée dans le moindre plan), le cinéaste soit le mieux placé.

Archéologue remontant les sentiers de son inspiration, Serra s’y mue, souvent, en critique ébloui par son propre film – « Plan 10 : Ce plan est majestueux et insolite pour le cinéma d’aujourd’hui » ; « Plan 58 : « Rarement une relation d’amitié profonde a été montrée avec aussi peu d’éléments et avec autant de limpidité ». Ainsi des références, nombreuses (de Picasso à Winchester 73), qui émaillent le commentaire, repérées non pas à l’orée de la fabrication du film mais bien dans le résultat (« Plan 26 : Dans Le Guépard, Visconti a atteint la même sensualité lors d’une scène en extérieurs » ; Plan 122 : « Cette scène fait penser à Buñuel). Sur ce point, il y avait peut-être un zèle un peu discutable à adjoindre à la parole de Serra les photogrammes des œuvres convoquées.

On pourrait facilement s’agacer de cet exercice d’autocélébration, venant d’un cinéaste jeune et dont le talent bienvenu (Honor de cavalleria et surtout Le Chant des oiseaux furent de précieuses découvertes) reste à confirmer. Mais, outre que ceux qui l’ont croisé savent que la modestie n’est pas son principal défaut (et cet assurance, doublée d’un humour solide, n’est pas sans panache ni charme), il apparaît vite à la lecture du livret que les fanfaronnades de Serra ne sont généralement que la pointe, souvent potache, d’une vitalité et d’une force de conviction sans quoi un tel film n’aurait à l’évidence pu voir le jour. Passionnant sur la direction d’acteur, sur la question du film historique, ou sur cet étrange point de rencontre entre le cosmique et le trivial où Serra dépose son cinéma, le commentaire est éclairant surtout sur cet élan un peu inconscient qui a permis le film.

Farceur, Serra avoue son affection pour Kim Jong-il (« le seul dictateur underground »), mais c’est bien le Quichotte lui-même qui est son alter ego. Dépositaire d’un « fanatisme espagnol » pour lequel le cinéaste dit toute son admiration, le Quichotte est un modèle, autant qu’un sujet. Et tandis que Terry Gilliam annonce que son projet d’adaptation est remis en selle, Honor de cavalleria se voit confirmer, sur un tout autre terrain, comme entreprise purement quichottesque. Jusqu’au générique final, ainsi décrypté par Serra : « Le générique de fin de Honor de cavalleria est l’un des plus longs et des plus lents que j’aie jamais vus. C’est aussi un des plus bidon de l’histoire de l’histoire du cinéma. Nous avons fait un petit film, avec de petits moyens, une équipe très réduite. Mais c’est Don Quichotte : il doit apparaître aux yeux des autres comme un vrai, un grand chevalier. Ainsi 90 % des crédits sont inventés, pour donner l’apparence d’un vrai, d’un grand film ». Plus tôt, le Quichotte avait été défini comme un fou qui parle au ciel : bonne définition du cavalier Quichotte, résumé possible du cinéaste Serra.