Dans la cinquantaine de films plus ou moins invisibles réalisés par Takashi Miike, il y a fort à parier qu’une poignée à peine atteint la beauté nocive et fascinante de ce Gozu. Extrémiste, fumiste, ultra-régressif, le cinéaste a pour habitude de prendre le risque de sombrer à chaque scène, comme ce fut par exemple le cas avec la majeure partie de la série Dead or alive, royaume vertigineux du plus et du moins et résultat mathématiquement négatif. Pour un Audition, jusque là le meilleur des Miike sortis en France, combien de Visitor Q ? Beaucoup trop probablement, mais il n’empêche : voici un phénomène qui, sur un jet ou un petit froissement de plans, parvient en un éclair à révéler un talent plastique hors du commun. Le gâchis fait partie intégrante du style Miike (une esthétique du déchet obsédée par le rejet et le trop-plein), invalidant l’attirail critique traditionnel. Et avec ce Gozu, merveille tombée du sac à images miikien, miracle : tout, absolument tout, devient subitement excusable.

Tiré d’un scénario de Sakichi Sato (Jellyfish de K. Kurosawa), histoire d’un yakusa parti à la recherche du corps mystérieusement envolé de son meilleur ami, le film frappe d’abord par sa tenue, une écriture tout à la fois sèche et virevoltante qui ramène aux plus beaux polars de la Nouvelle Vague. Certes rien de surprenant, tant le V-cinéma de Miike repose sur des principes connus évoquant le tout et le rien, le plus et le moins toujours : absence de moyens, d’où éloge du contre-pied et de la pichenette, pluie de raccords inversés, règne de l’absurde et de la torsion, dissolution de toute trace classique. Ce qui surprend néanmoins ici est la façon dont Miike retourne cet amalgame de figures éparses, dessoudées, en une forme étonnamment droite et « durable », un équilibre remarquable entre densité du récit et fluidité des enchaînements. Le parcours de Minami, héros décentré, yakusa puceau, prend la forme d’une quête sexuelle condensant une pléthore de fantasmes qui, de la repoussante matrone vendeuse de son propre lait maternel à la bombe sensuelle qui dissimule le corps perdu d’Ozaki, draine visions tour à tour phobiques ou merveilleuses. De ce principe de la décharge, à tous sens possibles, le film fait son emblème. Grande casse d’automobiles transformée en cimetière de yakusas, toilettes où l’on vomit, faubourgs alanguis : beauté mélancolique des lieux de finitude, noblesse des hangars et des poubelles du cinéma.

Plus que jamais, ce matraquage de visions prend une tournure apaisée, parfois aux limites de l’évidage (la durée des scènes d’hôtel ou de bar, l’étirement des plans larges), et révèle le talent assez inouï de cadreur et de coloriste du cinéaste. Bien que parfois proche de Tsui Hark dans sa boulimie graphique, Miike n’est en rien un cinéaste du montage, à des années lumières des obsessions cinétiques et formelles du génie de HK : le plan demeure sa seule obsession, et rares sont les instants où la fiction s’emballe, où le rythme s’accélère, où la vitesse devient seule maîtresse à bord du navire. Gozu comme Time and tide a tout d’un bateau ivre, mais l’embarcation envoûte plus qu’elle ne sidère, magnétise plus qu’elle ne foudroie. Quelques plans ou fluorescences (un coucher de soleil rose et majestueux traversé de fumées d’usine, une voiture traversant la nuit bleue), quelques sons déchirant l’espace atteignent l’intensité du rêve et créent la matière d’un enchantement aux volutes toxiques et déliquescentes. Derrière les débordements gore et la trash attitude, l’accumulation et le grigri, un poudroiement d’images immobiles recouvre l’écran. Avec elles, happy-end inattendu et grâce des tout derniers plans : le cinéma de Miike, à cet instant, devient ce bidonville fabuleux rêvé par tant d’autres que lui.