Furyo commence par un réveil abrupt. La nuit n’est pas encore terminée que le Sergent Hara (Takeshi pas encore Kitano) demande au Colonel Lawrence (Tom Conti), de bien vouloir le suivre. On entre dans le film en traversant la jungle à leur suite, le temps nécessaire au générique et à la nuit pour finir. Dès la scène suivante, deux corps s’agitent en hurlant, sciemment placés au centre (d’un cercle formé par des soldats au garde-à-vous). Chez Oshima, les corps ont toujours été le véhicule accablant de la vérité. De même dans Furyo, ils ne savent garder un secret. Leur poids d’évidence les rend traître à eux-mêmes, plus encore dans la lumière écrasante d’un soleil implacable, qui n’est pas sans rappeler celui des tragédies antiques. Resserré entre la jungle étouffante et la mer sans espoir de fuite, le camp de prisonniers où se tient l’essentiel de Furyo leur emprunte ainsi un même espace insulaire et contraint, sans lien possible avec l’extérieur.

Les corps en question sont d’abord ceux d’un prisonnier hollandais et d’un soldat coréen, coupables de sodomie. Le Sergent Hara enjoint violemment le soldat à se suicider par seppuku, sous les yeux effarés de Lawrence qui à titre d’interprète cherche à rendre cette implacable justice moins expéditive. Il s’agit cependant d’un rituel et malgré sa violence, la scène demeure filmée comme une cérémonie sacrée. Pour autant les deux hommes à terre n’y sont pas à leur place, non plus que Lawrence, aucun n’étant japonais. Hara et ses hommes enferment ainsi leurs prisonniers dans leur propre code de l’honneur en même temps qu’ils font cercle, en quoi Oshima donne d’abord à voir le fascisme comme mise en scène imposée. Mais s’il insiste à ce point sur la théâtralité, c’est aussi pour donner l’impression d’une répétition, au double sens du mot. Quelque chose à la fois s’y prépare et s’y répète ; comme si tout avait déjà eu lieu. Réveillé par son geôlier, Lawrence n’a peut-être pas terminé sa nuit, si bien que la scène semble avoir la netteté d’un rêve, à moins qu’elle ne soit déjà un souvenir : l’impression est tenace d’assister à un flash-back, comme si Lawrence en était le narrateur secret, et qu’il nous parlait depuis la fin de la guerre.

Quelque chose d’immémorial en effet, semble se jouer là, appuyé sur le modèle de la tragédie grecque. De même que le Japon y côtoie l’Angleterre, Furyo organise ainsi la rencontre entre l’Orient millénaire et l’Occident antique. On comprend vite que Lawrence et Hara sont là pour former un chœur inutile, sans prise réelle avec ce qu’il faudrait commenter. Nagisa Oshima leur oppose en effet deux icônes, sinon deux statues, littéralement filmées comme telles, soit Ryuichi Sakamoto (le Capitaine Yonoï) et David Bowie (le Major Jack Celliers). Deux intouchables, qui ne sauraient eux même se toucher sans risquer d’y succomber : évident suspense érotique qui tend le tissu du film quand tous les autres travaillent à sa confection patiente, chacun aux ordres de son dieu.

Il s’agit bien sûr d’une divinité récurrente, pour ne pas dire immuable. Oshima, par deux fois, lui a déjà donné le nom d’empire. Au sens géopolitique cette fois, le temps d’une cohabitation. L’Empire colonial britannique contre celui du Soleil Levant, deux déclins réduits à deux corps, inaptes à garder leurs secrets respectifs. Celui de Yonoï s’évente aux yeux du spectateur dès l’entrée en scène du Major Celliers. Leur promiscuité lui est intolérable sitôt qu’il porte les yeux sur lui. Son désir se donne d’emblée comme aliénation, à tel point que le jeu de Sakamoto semble sortir tout droit du muet, tout en œillades outragées. Mais on conviendra aisément que sa fascination intéresse moins Oshima que son objet. Seul le secret de Celliers l’intéresse vraiment, car il est semblable à La Lettre volée de Poe, se dissimule autant qu’il se montre : il est sa beauté même, et s’avoue d’emblée comme péché. Son corps supplicié en porte déjà les stigmates ; Oshima ne craint pas plus d’en faire un Christ que de Sakamoto une Phèdre folle furieuse à la vue d’Hippolyte. S’il ne craint pas ce presque ridicule, c’est parce tous deux y sont clairement assumés comme icônes de carnaval, au sens où leur vérité s’y inverse.

C’est à la faveur d’un flash-back, réel celui-là et pour le moins inattendu, que Jack Celliers fera à Lawrence la confidence de ce qu’il est devenu. Oshima nous transporte alors dans une Angleterre fantasmée, réduite à ses jardins parfaitement entretenus, son église, ses enfants de chœur, ses college boys. D’un monde d’hommes entre eux à un autre entièrement composé de petits garçons. Dans le chœur de l’Eglise se tient un enfant à la voix d’ange, affublé cependant d’une bosse dissimulée sous son habit du dimanche. Si son chant monte au ciel, son corps chétif et tordu le maintient ici-bas : c’est le jeune frère de Celliers, qui depuis le passé garde les traits de Bowie. L’enfant perdu, lui, ne grandira pas. Sa bosse est sa part maudite et devient par ricochet celle de son grand frère, passé entretemps de protecteur à bourreau : il assiste sans le regarder au bizutage du plus petit, obligé par ses camarades de se dévêtir tout en continuant de chanter, de nouer ensemble sa grâce et sa malédiction. La violence originelle de cette mise à nu imposée fait bien sûr écho à la scène d’ouverture et met ainsi en regard les deux rituels d’humiliation, bien au-delà de leurs cultures respectives. Sans doute, ce flash-back est parmi ce qu’il y a de plus beau dans le film, tant sa violence s’amplifie d’une apparente douceur.

De là que Celliers est resté cet enfant. Comme tous les enfants, il ne procède que par métonymie, quand la formule magique on dirait que rend infini un objet de circonstance, invente un monde dans le seul creux d’une main. On dirait que l’horreur n’a pas de fin, mais qu’alors chacun tour à tour a le loisir d’être victime ou bourreau. Lui seul a compris le pouvoir évocateur de la métonymie, sait que tout cela ne peut être qu’un jeu, où celui qui perd gagne : il lui suffit d’un regard pour lancer un affront, d’un baiser pour tenir lieu d’une balle. A Yonoï au contraire, la métonymie est interdite, qui s’abîme dans le fétiche ; non plus l’objet en puissance, mais désespérément circonscrit. C’est toute la beauté d’une image devenue iconique, et sur laquelle sans doute le film aurait dû se terminer : seule dépasse la tête de Celliers enterré dans le sable, sur laquelle la nuit venue Yonoï vient prélever une mèche de cheveux. Il semble alors que Furyo tienne pour finir tout entier dans ce geste, n’ayant d’autre sujet que l’insatiable fascination d’Oshima pour la blondeur de Bowie.