« You need to focus. » Dans Frost / Nixon, la réplique est prononcée plus d’une fois, rappelant régulièrement aux personnages qu’ils doivent rester concentrés face à la caméra. C’est que le moment est historique. A ma gauche, David Frost (Michael Sheen), animateur télé ultra-populaire outre-Manche ; à ma droite Richard Nixon (Frank Mangella), président américain encore humide des éclaboussures du Watergate. L’interview est improbable, a priori déséquilibrée, mais elle accouchera d’une confession politique en bonne et due forme. Les histoires vraies, c’est son truc à Ron Howard, un champ cinématographique sur lequel il a récolté quelques oscars, mais au fond bien peu de réussites (Apollo 13, quand même). La faute aux Charybde et Scylla du genre (reconstitution formolée + guimauve édifiante) qui avalent régulièrement son travail, le mâchouillent goulûment, pour ne recracher qu’académisme bon teint et performances d’acteurs empesées. Sauf exception.

« You need to focus », tout est là. Frost / Nixon n’est affaire que de bascule de point. Au scénario écrit comme un match de boxe, métaphores à la clé, Ron Howard oppose une bataille focale, un mano a mano où il s’agit de rester net avant d’occuper l’espace. Pas question de délaisser le champ contre-champ, figure incontournable de ce genre d’exercice, simplement de le subordonner, d’enrouler autour un autre ressort esthétique. Il faut voir avec quelle acuité le cinéaste joue de la mise au point, comme il se sert du flou, d’un voile, pour relayer un genou à terre, du net pour souligner un assaut victorieux, de leur fluctuation en caméra portée pour mettre un plan en tension. Le tout sans effort esthétique apparent, avec une exigence de narration plutôt que de démonstration (pas de raideur poseuse à la Good night and good luck). Louvoyant en permanence entre point de contact et point de rupture, ce choix de mise en scène fait toute la valeur cinématographique de cette histoire à l’origine télévisuelle : en lieu et place du langage fixe, binaire, de l’entretien (caméra 1, caméra 3…), Ron Howard ouvre une deuxième dimension esthétique, plus volatile, plus photo-sensible, à l’affût aussi bien des regards que de leur traduction dans l’image.

Un peu comme dans le Fog of War d’Errol Morris, c’est dans ces fameux regards que se lisent l’essentiel du film. Dans celui du président d’abord, regard large, imposant, lourde porte blindée gardienne de secrets d’alcôves. Dans celui de l’animateur ensuite, regard plissé, mi-candide mi-meurtrier, prêt à percer la muraille d’en face d’un coup de laser. Un hiatus dans lequel la mise en scène se reflète à l’envi : dès qu’une paire d’yeux se fait fuyante, regarde littéralement dans le flou, l’autre devient réticule, garde l’adversaire bien net au centre de sa mire. Et vice versa. Jusqu’aux dernières séquences où l’un des deux l’emporte, focalise si bien son vis à vis qu’il le piège dans un gros plan. De ceux dont on ne s’évade pas. C’est là, alors que le roi est nu, les yeux dans le vague, que ce modeste Frost / Nixon dévoile le véritable centre de gravité de son échiquier d’images : au fond, il ne s’agissait pas de Nixon, encore moins de Frost, mais de ce « / » qui les sépare et suture. Comme une diagonale du flou.