De Xavier Gens on a raté le récent Hitman, mais on se souvient de Fotographik, petit film réalisé pour la mini série Sables noirs. Au milieu d’un ensemble d’une grande indigence, le segment de Gens détonnait par sa science honnête du cinéma qui en faisait un bon téléfilm fantastique (ce qui n’est pas rien au regard de la nullité du genre à la télévision) et donnait un peu envie de s’intéresser au futur de ce réalisateur inconnu. C’est immédiatement après cette expérience que Gens réalise Frontière(s), qui décrit la virée de quelques jeunes de banlieues, en fuite après l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, débarquant dans une famille de détraqués sous la coupe d’un patriarche nazi, dans un hameau reculé de la France profonde. Si le pitch fait peur, le film vaut beaucoup mieux que son intrigue de départ, trouvant en cours de route une sorte de panache ébouriffé un peu foutraque plutôt rare dans le cinéma français.

L’entame est catastrophique, cumulant les handicaps d’un parlé djeune déjà daté, du jeu très approximatif des comédiens et d’une intrigue fadasse. Le film peine à prendre corps car toute cette mise en place sent le passage obligé, l’esprit de sérieux (sans en être à la hauteur), la nécessité un peu forcée de présenter un contexte (une réalité plus ou moins uchronique) et des personnages dont les relations sont assez sommaires. Il y a de grands moments de n’importe quoi par la suite, des trucs vraiment moches et manifestement réalisés à la va-vite, mais Xavier Gens a dans le même temps un vrai don pour le cérémonial macabre (mention pour l’extraordinaire patriarche nazi, figure totalement loufoque et saugrenue), les images de cauchemar (des formes indistinctes qui s’approchent dans le noir, des personnages bloqués dans un tunnel) et fourmille d’idées de mise en scène (deux personnages coincés dans le tunnel, chacun éclairé par une lumière de différente nature). Dans le passage d’une violence urbaine sociologique convenue à une violence fantasmatique, innervée par les souvenirs cinéphiles de Gens et quelque chose qui touche à des tréfonds primitifs et pulsionnels, détaché de tout rapport historique (sinon sur un mode parodique, cf. le nazisme), le film finit par être traversé d’enjeux purement physiques et formels plutôt enthousiasmants.

Ce qui fait défaut au cinéma français actuel, au milieu de l’océan naturaliste qui est sa force et sa faiblesse, c’est à la fois une capacité d’abstraction (par le montage, les cadres, le jeu sur de pures surfaces) comme on la trouve encore dans le cinéma américain et asiatique, et un penchant pour l’irruption de la caméra dans la chair même des personnages, une façon de violenter le vérisme de la représentation en lui infligeant toute sorte de lacérations (comme dans le cinéma hollywoodien). Xavier Gens se situe avec force et fracas du côté de cette deuxième tendance avec une sorte de plaisir bonhomme à jouer sur plusieurs tableaux (horreur pure, violence nauséeuse et bouffonnerie décontractée), à défigurer des corps, ce que la bigoterie naturaliste refuse souvent de faire, répudiant tout film qui s’aventurerait sur ces terres maléfiques. Frontière(s) renvoie à un plaisir très primitif du spectacle des corps malmenés par toutes sortes d’outils, roulés dans la boue, aspergés de sang (qui, comme dirait Godard, n’est que du rouge), qui n’a pas grand chose à voir avec la mode du film de torture (Saw, Hostel, etc.). Il faut voir son héroïne (très convaincante Karina Testa) changer peu à peu physiquement en cours de film, passer du statut de banale jeune fille de banlieue à celui de spectre horrifique hagard dans le dernier et magnifique plan pour comprendre qu’il y là quelque chose en mouvement, qui se cherche, échoue parfois (de la série B à la série Z la frontière est poreuse), mais qui est aussi profondément vivant.