Dans la galerie souterraine des films secrets, fauchés, peu vus, éblouissants, le nom de l’espagnol Adolpho Arrietta (lire notre entretien) reste aujourd’hui moins connu que ceux de Philippe Garrel ou Marguerite Duras, maîtres magnifiques de ce « cinéma de poche » (selon le mot de Garrel) dont la beauté et l’inventivité sont inversement proportionnelles aux budgets. Grâce à Capricci, la reprise en salles de Flammes (1978), légèrement revue et corrigée par son auteur et accompagnée dans quelques salles d’une programmation de quelques-uns de ses plus beaux courts et moyens métrages, permet de plonger ou replonger dans une œuvre mystérieuse, quelque part entre le Buñuel surréaliste des années 1930 et une séance de psychanalyse sauvage.

 

Flammes commence comme le poème de Baudelaire qui raconte la naissance des lunatiques : « La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : « cette enfant me plaît ». Ouverture magnifique où une suite de plans raconte la scène / vision primitive qui va déterminer le destin d’une petite fille, Barbara. D’abord, un panoramique découvre la chambre plongée dans l’obscurité, depuis la fenêtre près de laquelle on distingue la silhouette d’un pompier et l’éclat de son casque, jusqu’au lit de la fillette endormie. Puis, comme un sortilège jeté, le plan d’une lune pleine, rime du casque, noirci par un nuage qui passe : c’est la lune du Chien andalou évidemment, celle qui ouvre l’Oeil du spectateur avec une lame de rasoir. Arrietta a des moyens plus doux pour nous ouvrir les yeux, mais le programme est le même : la fillette se réveille, spectrale, et voit le pompier. Elle pousse un cri. L’Histoire peut alors commencer. Qu’a-t-elle vu et que fera-t-elle maintenant de ce pompier venu la visiter ? Comment fera-t-elle surtout pour garder sa vision, sa flamme et contrer les mots ambigus du père – extraordinaire présence de Dionys Mascolo – venu la réconforter : « C’était un reflet de la lune. Il n’y a rien » – ou encore « Ne prends pas cela au sérieux, c’est une illusion ». Elle répond : « Tu ne dis que des horreurs ! ». L’horreur des mots adultes, des « misérables mécanismes de la réalité » (Dalí) contre la beauté des rêves, ce pourrait être le sujet du film et le programme du cinéma d’Arrietta. Devenue grande, Barbara n’aura que le pompier en tête, et rien d’autre. La belle (et drôle) idée scénaristique du film, repose évidemment sur le détournement poétique de la figure du pompier : socialement appelé pour éteindre le feu, le pompier est ici pressé par une femme d’en allumer un dans son cœur. C’est l’histoire d’une fille qui brûle d’amour pour un pompier.

 

Ce qui marque le plus dans Flammes, c’est la simplicité de sa ligne narrative, sa forme presque classique. On n’y trouve rien de ce qui fait la signature formelle extrême de l’espagnol dans certains de ses courts métrages des années 1960 et 1970 (L’Imitation de l’ange ou le Jouet criminel) où son cinéma est pure incantation, un magma d’images hallucinées. En 1978, le tournage de Flammes correspond à un changement de méthode pour le cinéaste : l’underground sauvage laisse place à une forme plus sereine, plus secrète aussi. On pense bien sûr à Duras, mais aussi à Rohmer, un Rohmer surréaliste. Avec l’auteur de La Marquise d’O, Arrietta ne partage pas seulement le soin plastique apporté à chaque plan ou le travail minutieux sur les voix, mais aussi le goût de la mise en scène et du jeu, comme morale du monde.

 

Car Barbara, toute à la réalisation de son fantasme, se présente comme un metteur en scène, bravant tous les interdits, taisant ses sentiments à tous, pour réaliser son « film de pompier » : elle se rend à la caserne pour choisir son acteur, improvise une situation de jeu pour le rencontrer (une fausse alerte), lui donne enfin ses indications pour le voir « jouer » à nouveau devant elle dans sa chambre. Le fantasme ne peut vivre qu’à partir du moment où il est joué, mise en scène. Dans la maison familiale, les conversations ne cessent pas sur le comportement de Barbara, enfermée dans sa chambre : « elle ne fait rien », dit le  père. Tout au contraire, ce que fait Barbara, comme Arrietta, c’est un film. Vouée à l’Amour fou célébré par Breton, en quête de beauté « magique-circonstancielle », la jeune fille croit à son idée de départ et jouit du spectacle quand le pompier arrive enfin : visage radieux sur fond noir avec le vent dans les cheveux. La vision de l’enfance est devenue un film, un plan de cinéma. C’est-à-dire une apparition.

 

Lire notre entretien avec Adolpho Arrietta