Pierre Carles est un type sympa. On le dit maintenant, pour éviter tout malentendu à propos de ce qu’il faut bien appeler le ratage cuisant de Fin de concession, prolongement improbable de l’enquête menée dans Pas vu, pas pris* sur la relation incestueuse des grands médias avec le pouvoir. D’ailleurs, si Fin de concession est raté, il demeure sympa. Son combat conte TF1, Bouygues, le cynisme de Bernard Tapie, tout ça, c’est très bien. Et puis Carles, en plus d’être sympa, est drôle. Rappelez-vous ses poilantes chroniques télé dans Ciel, mon mardi, ou son fameux scoop de la fausse interview de Fidel Castro par PPDA dans Double jeu. Ça tombe bien, sur les 2 heures 17 d’enquête sur l’illégitimité de la privatisation de la première chaîne, Carles a la bonne idée d’indexer les meilleures séquences de sa carrière. Epoque bénie des Dieux où Carles, encore anonyme, pouvait aisément piéger les stars télé comme Carolis ou Chancel, travaillait son culot avec imagination et talent – sommet : la projection sauvage de Pas vu pas pris, contre la façade du siège de Canal plus qui avait censuré le film quelques semaines plus tôt. Si vous ne vous en souveniez plus, Fin de concession vous rafraîchit la mémoire.

Carles répand ses souvenirs pour deux raisons simples. La première consiste à nourrir l’enquête ; la seconde à la meubler désespérément. L’enquête, donc : sur la privatisation de TF1, le bail d’occupation du réseau hertzien systématiquement renouvelé à la chaîne par l’état. La preuve compromettante est gratinée : on y voit un Bernard Tapie en pleine gloire eighties prodiguer des conseils de communication aux patrons de Bouygues, en prélude à l’achat de la première chaîne. Puis Bouygues en personne promet publiquement de diffuser un quota délirant de programmes culturels. Puis Chirac, alors Premier ministre, promet qu’il veillera à ce que les engagements de Bouygues soient tenus. Voilà. Le principe reprend celui de Pas vu, pas pris : la preuve par l’image qui explose au visage des puissants. Seulement là, la révélation n’a plus rien de corrosif pour personne : il ne s’agit que d’un rappel, burlesque et désuet (Tapie pourrait jouer dans un film avec Will Ferrell) du cynisme de TF1. Autant dire que la guerre est perdue d’avance, d’autant que Carles n’a pas d’autres révélations en magasin. L’initiative profite tout juste à deux politiciens qui n’en demandaient pas tant : Mélenchon et Montebourg, indécents de cabotinage télévisuel, qui servent un numéro d’indignation purement destiné à faire leur buzz. Ah oui, on oubliait, Carles avance qu’un dîner secret entre grands journalistes et patrons du CAC 40 a lieu tous les derniers mercredis du mois, place de la Concorde, à Paris. Il aurait bien voulu nous montrer la scène, le cortège des berlines, les journalistes aux ordres, tout ça, mais comme il s’est trompé de jour, on ne verra rien.

Carles s’accroche quand même, il doit coûte que coûte finir le travail, du moins refaire le coup magistral de Pas vu, pas pris. Sa pugnacité ressemble vite à un entêtement un peu suicidaire, un peu prévisible. Les acteurs de la privatisation de TF1 sont morts, retraités, ou affaiblis (l’un des seuls piégés, Etienne Mougeotte, cancéreux et misérable, noie facilement le poisson), mais surtout, ils connaissent Pierre Carles et refusent ses demandes d’interview. Après moult tentatives, Tapie lui répond par téléphone, quelques paroles qui synthétisent l’échec prévisible du projet : « je n’ai aucun intérêt à vous répondre. Je n’accepte un entretien que si j’en tire un profit. » Le film tente alors une introspection un peu glauque : doute des producteurs sur la tournure des évènements, autocritique cuisante du réalisateur, conforté par un ami sceptique devant les rushes. En émerge la conscience que quelque chose s’est cassé, que Carles s’est embourgeoisé, qu’il se laisse trop facilement attendrir, qu’il doit remuscler son film et ses canulars, d’où le fameux épisode Pujadas (un commando tague son scooter et lui remet la laisse d’or du journaliste laquais du pouvoir), bouc émissaire désigné par défaut. En tout cas, ce climax un peu piteux ne résout pas le malaise existentiel de Carles, bien au contraire : le film se termine par un extrait d’une émission de Morandini qui, le regard scandalisé, rapporte « l’agression faite à David Pujadas ». Pas de quoi, hélas, faire trembler le système.

* voir à ce sujet les éléments de l’affaire « Pas vu, pas pris »