Aux élus, aux partenaires qui défilent sur scène au moment d’ouvrir ou de conclure ce précieux festival, le même embarras léger et amusant depuis quelques années : faut-il encore dire « Documentaire » au sujet du FID, que faire avec ce « D » encombrant qui n’est plus l’initiale de rien, puisque le festival lui-même se revendique « de cinéma », tout court, et qu’on y invitait cette année Roger Corman après avoir célébré l’an dernier Hong Sang-soo ? S’en libérer est évidemment une chance pour le festival et pour les films invités: si la plupart relèvent bien de ce que d’autres appellent cinéma « du réel », s’ils se coltinent un matériau « documentaire », l’éventail des formes qu’ils mobilisent est la force indéniable du FID, qui est avant tout un festival d’ « essais », au sens le plus aventureux du terme. Ce « D » qui persiste comme un bruit de fond n’en a pas moins le mérite de souligner qu’il y a un geste documentaire au coeur du moindre film – à condition de considérer qu’il ne s’y agit pas de documenter quoi que ce soit, mais simplement de savoir regarder ce qui se présente. Il y a des documentaires qui sont de bonnes fictions, et des fictions qui font de bons documentaires: les meilleurs films vus au FID ont en commun, peut-être, la valeur qu’ils donnent à cette évidence.

Braguino (Clément Cogitore)

Le nouveau film de Clément Cogitore est, à cet égard, un cas d’école. Il y a six ans, Cogitore filmait dans Bielutine un ahurissant couple d’amateurs d’art reclus dans un appartement moscovite où les cernaient des dizaines de chefs d’oeuvre de la Renaissance à la provenance pour le moins mystérieuse. Plutôt que de révéler quoi que ce soit, le portrait, à mesure qu’il progressait, semblait au contraire s’en remettre complètement à l’opacité de leurs explications fantasques et de leur vie comme noyée dans la fiction. Même chose dans Braguino où il s’agit de regarder le quotidien d’une famille isolée au milieu de la taïga sibérienne. Cachée dans un angle mort de la civilisation, la famille vit de chasse (une séquence ahurissante voit le père abattre un ours, sitôt débité pour en faire notamment des chaussons d’enfant) et dans une peur sourde qui est le vrai sujet du film. C’est qu’une double présence menace ce havre de paix: à côté, une famille rivale que le film ne montre pas; au-dessus: un inquiétant ballet d’hélicoptères, dont la présence invasive dit l’étau de la civilisation qui se resserre. On voit bien qu’il s’agit moins pour Cogitore d’éclairer un mystère que d’intensifier au contraire la hantise, de respirer à pleins poumons les effluves fantastiques dégagées par ce quotidien hors-normes. Le film, d’une beauté rare, laisse échapper des visions stupéfiantes – à commencer par ces jeux d’enfants tous blonds, comme échappés du Village des damnés pour s’ébattre dans une nature aussi virginale qu’inquiétante. Le film est annoncé en salles, couplé à Bielutine, pour l’année prochaine: il ne faudra pas le louper.

L’Héroïque Lande, La Frontière Brûle (Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval)

C’était, pour des raisons en partie similaires, la projection la plus attendue et en même temps la plus redoutée : quatre heures de reportage embedded dans la jungle de Calais, par Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval dont le dernier film, Low Life, nous avait laissé un souvenir pour le moins migraineux. Le titre de celui-ci laissait redouter, sur un terrain particulièrement glissant, le même genre de lyrisme vaniteux. Or la couple a judicieusement réprimé ses velléités d’avant-garde périmée, pour embrasser avec une certaine modestie la tâche qu’il s’est donnée – soit, simplement, enregistrer par le témoignage et l’observation la réalité de ce lieu de transit devenu bidonville à part entière, entre les grillages duquel s’agglutinent des milliers de réfugiés prêts à traverser la Manche. La caméra de Klotz et Perceval extrait de ces limbes engorgés un échantillon de visages et d’histoires, tous animés par l’espoir doublement vain de passer en Angleterre. Vain parce que les mesures policières radicales (fouilles, scanners, chiens) rendent cette migration presque impossible ; vain, ensuite, parce que les témoignages des rares miraculés n’incitent pas à l’entêtement – « England no good. Rain everyday. No good. Fuck England ! » explique l’un d’eux au téléphone avant de conclure : « I miss Jungle… ». Sous l’ironie amère de cette conclusion, c’est bien évidemment un autre tableau que le film s’emploie à révéler : celui d’une communauté clandestine de vivants, amalgamant dans un même creuset d’espérance les cultures et les destinées, au point de constituer une nation à part entière.

Also known as Jihadi (Éric Baudelaire)

En 2011, Eric Baudelaire venait présenter au FID son premier long-métrage, au titre aussi copieux qu’énigmatique : L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images. En fait, un double portrait complexe (celui de May Shigenobu et de Masao Adachi), composé à la fois d’entretiens et de plans de paysages, ces derniers ayant vocation à retracer la trajectoire géographique et fantasmatique de ces deux personnalités. Manière, au passage, de rendre hommage au film phare d’Adachi, A.K.A. Serial Killer, lequel revenait sur l’itinéraire meurtrier d’un Japonais d’à peine dix neuf ans, coupable de quatre assassinats répartis sur autant de lieux différents. Si Baudelaire, dans son premier film, reprenait à son compte la fameuse « théorie du paysage » du cinéaste (soit : retrouver dans le paysage les structures d’oppression qui le constituent), il précise encore un peu plus cet héritage en revenant cinq ans plus tard sur la trajectoire d’un aspirant au djihad, parti de France sur les chemins d’Alep. Also known as Jihadi alterne ainsi entre extraits de procès verbaux filmés plein cadre, et fragments de paysages (à Vitry où il est né, en Turquie où il a fait escale, etc.) censés recomposer le parcours du jeune terroriste ainsi que des membres qu’il a tenté de recruter. À l’arrivée, c’est à la fois totalement hypnotisant et totalement rébarbatif, Baudelaire usant de son dispositif avec une solennité et une monotonie totales, convaincu que l’opiniâtreté de sa mine en scène jouera pour lui. Il n’a, du reste, pas tout à fait tort, puisque le film finit bel et bien par captiver, notamment par sa manière d’exposer la psychologie labile de ces égarés sans visage, embrassant avec vanité leur rêve de mort avant de se rétracter in extremis devant le péril du réel.

Va, Toto (Pierre Creton)

Pierre Creton est un peu plus qu’un habitué du FID: tournés en pays de Cau où celui-ci poursuit depuis vingt ans une oeuvre aussi complexe qu’accueillante, ils ont tous été montrés ici. Va, Toto retrouve, sur les mêmes terres (mais avec un détour par l’Inde) un cadre opératoire familier, où s’entrelacent quelques trajectoires formulant une douce théorie de l’affection. Affection de Madeleine, voisine de Pierre, pour le Toto du titre qui est un marcassin dont elle a fait un ami, presque un enfant – « nous avons une tendre vie », dit Madeleine. Affection de Pierre pour Madeleine (le film est en partie un prétexte à cet échange) mais aussi pour Joseph, autre voisin, qui a une apnée du sommeil et qui raconte ses rêves à la demande de Pierre, des rêves qu’il fait chaque nuit par la faute de la machine « à pression continue » qui l’aide à dormir. Et puis soudain on est en Inde, via l’affection de Pierre pour Vincent, qu’a guidé là-bas son affection pour les singes. C’est aussi simple que ça (des moments passés, des visites d’une ferme à l’autre, en marchant dans la terre mouillée) et en même temps plus compliqué : l’image, la narration, les récits suivent des voies propres qui s’emmêlent sans toujours concorder (Creton expérimente notamment avec des split-screens splendides, qui sont autant de modestes installations déposées au coeur du film), la fiction soutenant le documentaire, et inversement. C’est moins un montage (entre des personnages, entre des idées) qu’une respiration commune entre tout ce que le film nous montre, avec une douceur jamais forcée – une sorte d’hypnose bienveillante, qui rend attentif comme on nous offre rarement de l’être.

Karl’s Perfect Day (Rirkrit Tiravanija)

Plus connu dans le monde de l’art contemporain, Rirkrit Tiravanija a réalisé voilà six ans un très beau film, Lung Neaw Visits His Neighbours, minuscule odyssée contemplative dédiée au quotidien d’un vieux paysan de Thaïlande du Nord. Karl’s Perfect Day ne change pas de méthode mais de sujet, puisqu’il s’y agit d’observer, dans les moindres détails, la journée complète d’un poète ami du cinéaste, Karl Holmqvist, installé à Berlin. L’étrangeté du film vient de ce que ce quotidien est plutôt du genre patachon: le poète n’a pas exactement un agenda surchargé, si bien que tout est mis au même niveau – brossage de dents, arrosage de plantes, balade à vélo. C’est extrêmement bien filmé, mais il y aurait quand même de quoi s’impatienter si ledit Karl ne se révélait dans sa nonchalance comme un attachant personnage burlesque (et à l’évidence membre honoraire – le sait-il ? – de la société des « Fils de Lee Marvin » jadis fondée par Jim Jarmush). C’est le titre, en fait, qui donne la clef comique du film: cette journée à ne (presque) rien foutre est la journée idéale de Karl, idéalement couronnée au bout du film par une performance musicale zinzin et impeccable avec Arto Lindsay.

Vitalium, Valentine ! (Jean-Charles Fitoussi)

« Le cadavre tousse, c’est bon signe ! »: la meilleure réplique de l’année était cachée là, dans cette nouvelle pièce du Château de hasard qui nous fait retrouver avec bonheur la filmographie ultra-insulaire de Fitoussi, et un personnage qui se retrouve au premier plan après avoir hanté les précédents films. Le professeur Stein, dont le nom planait jusque-là comme une légende (il y a de quoi: c’est, nous dit-on, l’arrière petit fils de Victor Frankenstein) mène ici dans un château de la Drôme une expérience qui rappelle très fort L’Invention de Morel de Bioy Casares: il s’agit de faire revivre les anciens occupants des lieux à travers le corps des actuels châtelains, et rejouer avec eux, sans fin, des scènes d’un autre temps. Frappe dans ce film très court le désir qu’a eu Fitoussi, cette fois, de resserrer son intérêt autour de ce seul argument de série B gothique, plutôt que de le laisser s’envoler dans les volutes d’improvisation narrative auxquelles il nous avait habitué – à l’exception peut-être des Jours où je n’existe pas. C’est d’autant plus réjouissant qu’en s’adonnant aussi frontalement à ce genre, le film libère du même coup une veine burlesque débridée: il est par moments vraiment hilarant. C’est à la fois inattendu et pas tant que ça, tant le cinéma de Fitoussi  semblait, à y repenser, faire en de nombreux endroits des promesses de bédé smart et maboule.

Retour à Genoa City (Benoit Grimalt)

Montré (et primé) à la dernière Quinzaine des Réalisateurs, le court métrage de Benoît Grimalt a pour lui un programme parfaitement attachant. En visite chez sa grand-mère et son grand oncle, le réalisateur s’amuse à enquêter sur leur passion d’augustes retraités : Les Feux de l’amour. Tordant lorsqu’il se hasarde à résumer powerpoint à l’appui cet invraisemblable feuilleton (45 saisons, 11 000 épisodes, une avalanche de retournements ubuesques), le film ne manque pas d’afficher des ambitions plus nobles : esquisser, en contrepoint de cette saga familiale grandiloquente, l’histoire plus intime de ses deux aïeux, scotchés chaque jour devant leur poste de télévision. Là-dessus, pas beaucoup de mystère : à travers ce soap interminable, ce frère et cette sœur trouvent quotidiennement de quoi dérober leurs regards à la grande tragédie de leurs existences – leur exil d’Algérie, où ils ne reviendront jamais. Sous le perpétuel ronronnement de la fabrique d’oubli, affleurent donc peu à peu les stigmates d’une vie rongée par un regret muet et tenace, que chacun semble avoir enterré au plus profond de soi. Dommage que la sympathique modestie de la mise en scène finisse pas révéler les limites de l’objet, qui manque d’inspiration au moment précis où il devrait nous bouleverser.