Cette année, auront notamment été à l’honneur la production colombienne, le chef-opérateur et réalisateur chinois Yu Liw-Wai et la cinéaste et écrivain sénégalaise Khady Sylla. Hormis quelques embardées vers les « éclats du mélodrame », chatoyant programme où se mêlaient classiques inaltérables (Mizoguchi, Naruse), splendeurs méconnues (L’Assoiffé, de Guru Dutt) et raretés toujours intrigantes (en particulier La Otra, de Roberto Gavaldón), notre trop bref passage ne nous aura permis de découvrir (partiellement) que la compétition officielle. 

Commençons par les déceptions. Comme son titre l’indique, Love the one you love, premier long-métrage de la sud-africaine Jenna Cato Bass, se nourrit de redondance. Grand sujet, rendu lourd par un mélange de frontalité laborieuse et d’allégorie vague. Terri est hôtesse pour un service de téléphone rose. Le langage du sexe, elle en use avec délectation. Celui des sentiments lui est en revanche étranger. Entre scènes de ménage et de boîte de nuit, claustration domestique et dérive urbaine, la réalisatrice espère sans doute communiquer aux spectateurs une certaine énergie. L’impression est plutôt celle, assez vite lassante, d’être confronté à un mur de cris et de bruits, de pénombre et de lumières fluorescentes, où la virevolte sentimentale est toujours trop stérile pour toucher. Tourné avec très peu de moyens, et en grande partie improvisé, le film essaye de porter à incandescence ses intentions à la fois magistrales et naïves (c’est quoi, l’amour ?) grâce à une incarnation débridée. Mais, sans être mauvais, les acteurs ne peuvent que s’enferrer dans des dialogues trop explicites, où l’amour est toujours davantage une question théorique qu’un « problème » concret. S’ajoute à cela un personnage qui ne se remet pas d’une rupture et découvre, au milieu de ses pérégrinations sur Internet, que l’Etat contrôle les relations de ses citoyens. Cette tentative de décoller hors des territoires du réalisme caméra-à-l’épaule pour éventuellement porter un discours très nébuleux sur l’Afrique du Sud finit de faire s’effondrer un édifice déjà très fragile. 

Dólares de Arena, de Laura Amelia Guzmán et Israel Cárdenas, et Justice de Joël Lamangan, partagent un même sujet, la corruption des relations humaines par l’argent. Dólares de Arena semble s’inscrire dans un sous-genre international où les antagonismes Nord-Sud trouvent dans les plages de sable fin le lieu de leur exposition. Après Vers le sud, de Laurent Cantet, et Paradis : Amour, d’Ulrich Seidl, voici donc les nouvelles aventures du vieux corps blanc et du jeune corps noir. Le film esquisse des choses du point de vue social  (la domination de type colonial des Occidentaux sur l’économie de la République Dominicaine / la pauvreté des gens du cru), sans parvenir pourtant à se montrer ni assez subtil, ni assez précis. Les relations entre Noeli, son petit ami, et ses client(e)s, sont l’objet de davantage de justesse. Sans être foncièrement original, le portrait de Géraldine Chaplin en vieille femme perdue entre deux mondes, capable d’aimer comme d’asservir, est assez réussi. Mais la véritable faiblesse du film tient à son envahissement progressif par des plans de coupe des protagonistes à mobylette – dans un sens et dans l’autre, le jour et la nuit, toujours ils sont sur les routes. Rendant impossible l’invention de véritables raccords entre les séquences, ces plans, faute de devenir scène en eux-mêmes comme chez Jia Zhangke ou Nanni Moretti, finissent par apparaître comme un mastic qui accuse paradoxalement la fragilité des morceaux qu’il rassemble. 

À comparer aux films qui nous parviennent des Philippines (avec parcimonie, et presque exclusivement par les festivals), ceux de Lav Diaz, Brillante Mendoza ou encore Raya Martin, on hésitera à classer Joël Lamangan parmi les « auteurs » de troisième catégorie ou les faiseurs industriels. Une chose est sûre, Justice ne s’encombre pas de raffinement dans la construction de ses personnages. Entre « celle qui aurait besoin d’un bon coup de queue » et « la folle en chaleur », l’animosité grandit. L’une est vieille, discrète, et efficace pour passer des enveloppes remplies de billets aux prêtres et aux élus ; l’autre affiche son goût de la violence et du pouvoir par l’entremise de douteux tatouages floraux et d’une tendance générale à la vulgarité bling-bling. Toutes deux travaillent pour une mafia qui a entre autres activités le trafic d’enfants. Que le trajet moral de la première, Biring, ne puisse s’achever que dans le mal absolu, pourquoi pas. Mais montrer le mal avec une telle bêtise (notamment dans une scène, filmée avec une maladresse confondante, où une adolescente, bientôt vendue à de riches Japonais, se dit consciente de ce qui va lui arriver, et demande à ce que l’on embauche sa soeur) n’est pas loin de faire basculer le film dans l’obscénité pure et simple. Ce que Lamangan semble viser parfois, le portrait de la ville de Manille depuis ses taudis jusqu’à ses riches gratte-ciel, ne va jamais au-delà de la vignette pittoresque. En guise de présentation à la séance, le producteur avait conclu en espérant que le film ne dissuaderait personne de visiter son pays. Il y a peu de chance en effet. Jusque dans l’horreur, Justice est une avantageuse carte postale. 

Les Chants de ma mère a en commun avec Dólares de Arena un  goût – heureusement plus mesuré – pour les plans à mobylette, et la reprise finale d’une séquence initiale s’apparentant à un spectacle – là une chanson, ici l’interprétation d’un poème. Curieuse coïncidence, à propos de laquelle nous garderons bien d’émettre la moindre hypothèse. Comme Dólares enfin, le premier long-métrage d’Erol Mintas fait partie de ces films non dénués de qualité, mais souvent trop ternes et précautionneux pour convaincre tout à fait. 1992, dans une salle de classe perdue dans la campagne, un professeur de Turc, Kurde d’origine, raconte l’histoire d’un corbeau désirant se mêler à la compagnie des cygnes. Des soldats débarquent, l’emmènent. En 2013, à Istanbul, il subit encore les conséquences de cet exil. Sa mère, dont le seul espoir est de rentrer, a constitué son village en paradis perdu. Lui, entre reniement de son passé et incapacité à fonder une famille là où il vit, traque pour elle la mémoire de son peuple disséminé. Sur ce plan, Les chants parvient à composer une géographie convaincante d’un Istanbul en mutation, où les anciens quartiers apparaissent de moins en moins à même de conserver soudée une communauté. Le fils déménage loin, dans un immeuble sans âme ; les vieux attendent de mourir dans leur minuscule logement délabré. La question de l’héritage est elle-même abordée avec délicatesse à travers le motif de la musique : par les chants traditionnels dont les enregistrements sont si introuvables qu’ils semblent le fantasme de la mère ; leurs ré-interprétations « heavy metal » par des jeunes qui trouvent là une manière de les faire perdurer ; par la voix puissante et fragile, enfin, d’un ancien, qui les ramène ainsi à leur grain originel. Mais tout cela est hélas grévé par un schéma narratif un peu répétitif, où l’élan de la mère se voit toujours arrêté par le fils, avant de se relancer d’une manière plus ou moins similaire. 

Trois films se distinguaient donc plus particulièrement : Monte adentro, As you were et Hill of freedom. Le premier, de Nicolás Macario Alonso, était le seul documentaire en compétition. À l’instar des Chants de ma mère, il s’attache à un monde en voie de disparition, à un exil intérieur. Au coeur de la Colombie, le travail de muletier, auquel une famille s’est vouée de génération en génération, connaît ses derniers feux. La splendeur passée n’est plus loin de la ruine, la grande maison de bois, s’élevant au milieu de la végétation luxuriante, est vermoulue. La voix de la mère donne à ce présent difficile son épaisseur de temps. C’est elle qui raconte leur histoire, et fait le lien entre le frère toujours muletier, et celui qui, en ville, est devenu cordonnier. L’attention aux gestes est ici précieuse. Car dans le nouveau métier d’Alonso, il retrouve celui de Novier et de toute sa famille. Mêmes coups de marteau précis, que ce soit pour ferrer une mule ou changer les semelles d’une chaussure. Il apparaît alors que ne perdure que ce qui est malgré tout capable de se transformer ; de se reprendre plutôt que de se répéter. Mais Monte adentro ne trouve son véritable souffle, épique, que lorsqu’un transport périlleux, qui semble bien le dernier, est demandé à Novier. Les deux frères se retrouvent alors pour amener une imposante cargaison dans quelque endroit reculé de la montagne. Grandiose et dérisoire, magnifique en cela, leur odyssée s’achève par l’accueil mi-railleur, mi-admiratif, du client. La modestie du cinéaste fait la réussite de ce film toujours attentif et bienveillant. 

As you were, de Liao Jiekai, n’est sans doute pas parfait – pas sûr, de toute façon, que la perfection soit désirable en soi. Il y a en tout cas là certains plans, certains raccords, d’une beauté qui rachète bien des afféteries, et laisse éclater une audace formelle – pourtant discrète, jamais péremptoire – qui manque aux Chants ou à Dólares. Histoire d’amour, là encore, entre Guohui et Peiling, jeunes gens qui se connaissent et sont liés depuis toujours. C’est cette question du temps qui constitue le centre du film – épuisement du désir, passé qui devient à lui seul l’unique raison de poursuivre dans le présent une histoire qui n’est plus qu’un souvenir. Jiekai mélange avec fluidité les époques, perdant moins son spectateur que le ravissant par un élan doucement mélancolique où l’ordonnancement des faits importe moins que la précision des affects. As you were trouve dans la combustion et l’éclat des feux d’artifice ses motifs privilégiés, comme lors de cette scène, magnifique, où le héros glisse lentement hors de la pénombre pour découvrir, dans le contre-champ de l’île silencieuse où il habite, les gratte-ciel d’une Singapour illuminée. L’impression que chaque plan avance à plusieurs vitesses, qu’il est travaillé de l’intérieur par différentes nappes de temps, trouve là une de ces expressions les plus saisissantes. Mais le film est parcouru de ces éclats vertigineux. 

Hill of freedom, enfin. La durée (66 minutes) est déjà une indication. Hong Sangsoo retranche, raffine ce qui semblait déjà tendre à la ligne claire, jusqu’à atteindre la durée des séries B qui trouvent dans l’arbitraire de leurs principes narratifs les moyens de leur liberté. Comme souvent, cela passe par l’écrit, ici une dizaine de lettres rédigées par Mori durant l’absence de la femme aimée, Kwon. Ramassées dans le désordre après que Kwon les a faites accidentellement tomber, elles consignent la chronique de quelques journées d’attente, en même temps que leur lecture défait subrepticement l’ordre de la causalité. Mori est un étranger à Séoul, et les petits bars et les restaurants, comme les ruelles déjà arpentées en tout sens par la caméra de Hong Sangsoo, sont pour lui autant d’occasions de rencontres. On parle, on boit, plus que de raison évidemment. Ce qui est, aurait pu être autre ; et, de fait, c’est déjà le cas par l’ordre chamboulé des « flashs-backs », qui sont en réalité moins des retours en arrière qu’une manière d’ouvrir le présent à toutes ses virtualités. Les détours du rêve et de la parole, hésitante ou alcoolisée, sont encore chez Hong Sangsoo les plus courts moyens pour rapprocher, dans la fugacité des passions, les êtres. Que la ritournelle soit jouée en mineur ne l’empêche pas d’être encore bouleversante.


(Parmi les autres films en compétition, signalons Mauro, de Hernán Rosselli, que nous n’avons pu voir, mais qu’évoquait Amélie Dubois dans son compte-rendu du Festival de Rome. )