À la croisée des genres, la sixième édition du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg a proposé, notamment, un autre visage du torture porn.

 

Comme tout descendant d’Avoriaz/Gérardmer, le FEFFS cultive un entrain bon enfant qui l’incite à brasser large : du conte à métaphores au pur récit de vampirisme, tout le monde est invité sous la bannière du fantastique. Pour autant, le festival n’a pas manqué de dessiner une certaine ligne cette année, à travers la compétition officielle et une section plus généraliste (« Crossovers »). On a pu ainsi goûter à la violence physique sous différents angles, et notamment celui du torture porn. Étiquette qui, habituellement, pose peu de questions : la mutilation y est une fin en soi, l’enjeu est pornographique, un point c’est tout. Ici, à travers quelques produits déviants, on a pu s’interroger sur l’avenir d’un sous-genre en vogue qui a peut-être encore des choses à prouver. Tout en se reposant les yeux avec des objets moins sanguinolents, plus enlevés (dont Corruption, rareté projetée dans le cadre d’un hommage à l’immense Peter Cushing : une variante anglaise des Yeux sans visage, belle et effroyable).

 

Cheap show

Mais revenons à nos films-bourreaux, dont deux interpellent en priorité. Big Bad Wolves, des Israéliens Aharon Keshales et Navot Papushado, démarre comme une enquête policière calamiteuse autour d’une affaire de pédophilie. À force d’incompétence, les flicards laisseront le champ libre à la justice sauvage, rendue par un père de famille et un papy-gâteau changés en vigilantes rageurs. S’amorce alors le jeu de torture du film, confiné dans une cave domestique où le burlesque le dispute à un malaise évidemment éthique, mais aussi en filigrane politique : renversant la dynamique ordinaire du genre en laissant un léger doute sur la culpabilité du violeur présumé, le film désactive au bon moment le désir de vengeance, attisé par le premier acte. Manière de pointer les limites de l’autojustice, alors qu’elle notre bénédiction. Retournement de veste pervers, donnant à la séance de torture un gout d’ambiguité pas vraiment prévu au programme – le souci moral revient, mais sans éclipser totalement le plaisir sadique. Sans hasard, on a pu enchaîner ce spectacle avec l’Américain Cheap Thrills, petite expérience indé plus complaisante, et bardée d’un sous-texte dénonciateur plutôt rentre-dedans. L’idée centrale n’en est pas moins intéressante : un flambeur beauf embarque deux clampins fauchés dans une nuit de paris crétins, de plus en plus scabreux (fesser une strip-teaseuse, manger un chien), qui prend naturellement le tour d’une piteuse course au fric. Laquelle se superpose au désir (pareillement pitoyable ?) de mater l’humiliation de deux prolos prêts à tout. Avec de la mise en scène et de moins gros sabots, ce petit théâtre vicieux aurait pu sortir du petit moralisme pour soulever de vraies questions sur le show en lui-même, et entretenir une réelle ambiguité.

 

Clochards célestes

Hors du rayon tripes, une forme d’étrangeté tragique s’est également invitée au festival. Notamment à travers un film rescapé de la dernière Semaine de la critique,  For Those in Peril, fable british sur le deuil, dont le pitch effrayait un peu (cette histoire de marin disparu, pleuré par ses proches, menaçait de verser dans un tragique gluant). Mais un romantisme décomplexé permet de contourner le stew psychologique qu’on craignait : la mise en scène prend de vrais risques lorsque les vivants recréent le disparu à travers divers rites, n’ayant pas peur de donner dans les longueurs, les temps morts, et donc dans l’affect. Le résultat évoque une sorte de réponse embrumée, britannique et marine, à la noirceur pop de ces mêmes contrées. Plus drôle, mais tout aussi noir, Borgman débarquait également de la Croisette. Difficile de se positionner radicalement devant l’objet, malicieusement opaque : c’est à la fois la force et le travers du film, cette propension chic (et insistante) à ne jamais trancher, à se maintenir la tête dans le flou. Encore une fois, derrière ce conte domestique (un étrange gang de clochards célestes chamboulent moralement un foyer bourgeois), on sent poindre un état des lieux sur la mauvaise conscience de l’Occident. Pas que le débat soit inintéressant, mais l’incongruité forcée menace toujours d’en revenir à un propos « platement » politique. Reste que derrière cette mixture d’absurde (entre Funny Games et le Bunuel du Charme discret de la bourgeoisie), Borgman ne cède pas, ou peu, à la facilité arty, et vise une justesse lisse – l’acteur Jan Bijvoet donne le ton. De la part d’une coproduction belgo-néerlandaise, on aurait pu souffrir davantage sous l’emphase surréaliste. Finir sur cette note d’indécidable a permis de conclure en beauté un festival naviguant intelligemment entre deux eaux, celles d’un gore sympathique et d’une noirceur bien réelle.