On rencontre Emmanuel Mouret dans le petit salon d’une enseigne chic connue pour ses macarons : l’endroit est idéal pour évoquer le travail d’un cinéaste qui confesse de lui-même l’aspect « dessert » de son cinéma. Cette pièce trop grande où nous nous attablons avec lui pourrait accueillir la première scène de n’importe lequel de ses films, et l’homme est exactement à l’image de ses personnages. Sa raideur polie cache une maladresse qui ressurgit ponctuellement, mais aussi un relatif malaise devant certaines de nos questions, suggérant que Mouret n’aime pas beaucoup l’exercice du commentaire. Son discours en ligne claire est, lui aussi, à l’image de ses films et d’un classicisme qui a trouvé récemment (avec Une autre vie puis ce Caprice) sa forme la plus achevée.

 

 

Chro_ Dans Caprice, tout part d’une malédiction dont Alicia (Virginie Efira) serait la victime : tous les hommes qu’elle rencontre ne peuvent s’empêcher de la tromper. En cela, elle fait un cadeau empoisonné à Clément, que vous interprétez et qui devra se débattre avec cette malédiction…

Emmanuel Mouret : On a prédit à Alicia qu’elle rencontrerait quelqu’un de très gentil et cela l’aide à tomber amoureuse, en même temps que cela aide le spectateur à comprendre pourquoi une star de son statut peut s’intéresser à ce type, qui est un instituteur au physique quelconque. De la même façon, Caprice (Anaïs Demoustier) offre à Clément un caillou qui permet de voir qu’avec le temps les malchances sont en fait des chances déguisées. C’est une sorte de jeu avec les superstitions, et une façon d’aider le récit. Je tenais à ce qu’Alicia soit à la fois très classe et très attachante. Il fallait qu’au moment où elle apprend qu’elle a été trompée, elle ait un sourire triste et se dise : « c’est ma faute ». Je trouvais ça beau, simplement. C’est comme un petit vertige, et en très peu de temps cela donnait un indice sur elle.

Les superstitions ici permettent aux personnages d’échapper à leur condition : Alice, par exemple, ne se serait pas intéressé à Clément sans la prédiction.

C’est l’idée que les choses tiennent à un fil, qu’on peut se laisser persuader par quelque chose de très fragile. Je voulais filmer le pouvoir des opinions sur ce qu’on éprouve. Ce qui m’intéressait, c’est la circulation, l’idée que parfois les choses se répondent comme dans un flipper, qu’on est dans un perpétuel devenir.

Pour capter ce fil très fragile, vous passez par un scénario très écrit, voué à saisir le moindre tressaillement…

C’est très articulé, oui. La narration passe par de nombreuses articulations, et il faut que ça aille très vite. Comme ce sont des êtres de dialogues qui se posent des questions morales (à part Caprice), une réflexion morale peut les faire bifurquer. Les articulations du récit sont celles de leurs pensées.
Votre manière d’opposer mariage et adultère a quelque chose de très américain…

Le cinéma qui me passionne parle de questions morales. Dans Caprice c’est assez simple : ce sont des personnages qui veulent bien faire, qui ont le souci des autres. C’est quelque chose que je retrouve peut-être plus dans mon entourage que dans le cinéma français. Dans les milieux professionnels, les gens sont assez immoraux, à cause de la compétition qui y règne ; mais dans la sphère privée, les gens sont très moraux, ils se posent beaucoup de questions morales. Sauf qu’il y a souvent une disjonction entre le vouloir bien faire et nos inclinations.

Il faut donc dompter les sentiments ?

Ça, c’est la réponse classique, mais l’homme d’aujourd’hui chercherait plutôt à négocier. On négocie avec soi-même, avec les autres, avec sa conscience, parfois on se laisse aller à nos penchants. Le cinéma tel que je l’aime, c’est une école de la tolérance à l’égard de toute contradiction.

Devant le film, on pense à Wilder ou à Blake Edwards. Y pensiez-vous aussi ?

Blake Edwards, oui, et Wilder toujours. La garçonnière est évidemment un film-clé, le film en lui-même mais surtout l’interprétation : Shirley McLaine et Jack Lemmon sont pour moi des étalons de la comédie. Quand on aime Wilder, on aime nécessairement le plus grand des maîtres qui est Lubitsch : c’est l’esprit à l’état pur, c’est un cinéma qui nous rend intelligent à tout moment. À titre d’influence, Lubitsch m’a peut-être plus aidé par rapport à la construction – son usage de l’ellipse, afin d’éviter à tout prix les passages obligés. C’est pour ça j’ai évité au maximum les passages d’un décor à l’autre. Blake Edwards, ce serait plus pour la musique, qui est ici très sixties. On me dit :« ah, le jazz c’est Woody Allen ! » ; en fait non, c’est plutôt Mancini. D’ailleurs les références musicales, c’était Dave Brubeck, Barney Kessel, quelque chose qui amène un parfum, une fluidité, une façon de glisser dans les choses sans surligner. Mais il y a d’autres morceaux plus classiques aussi dans le film, et qui fonctionnent comme des sortes de voix-off sentimentales. Pour en revenir à Blake Edwards, il y a deux films importants pour moi : Ten et surtout Micki and Maude. La façon dont on s’y attache aux personnages féminins m’a servi pour le personnage de Caprice : c’était important que l’empathie grimpe à mesure qu’on avance dans le film. N’importe qui peut être aimable : tout dépend de comment on le regarde.

Votre personnage n’est pas très loin de Jack Lemmon…

C’est l’acteur que j’aimerais avoir dans tous mes films. Il est capable de faire des grimaces et d’être à la fois très mélancolique. Il a un physique ordinaire et en même temps il peut être très beau, puis plus du tout.

C’est l’idée du petit employé dans son coin, qui subit sa misère sexuelle et amoureuse. Et puis comme dans La garçonnière, Clément se retrouve malgré lui au milieu de deux femmes, c’est une sorte de burlesque sentimental.

Oui c’est le rêve et en même temps, c’est horrible.

À cet égard le film refuse toute forme de dandysme sentimental.

Ce serait quoi le « dandysme sentimental » ?

Disons que si Clément était dandy il n’aurait aucun scrupule à tromper Alicia…

Parce qu’il est sincèrement très épris, et surtout très moral.

Woody Allen disait dans une interview : ce qu’il faut comprendre pour comprendre le cinéma américain, c’est à quel point l’adultère est un drame pour un couple. Dans le cinéma français, l’adultère peut être vécu comme quelque chose de très séduisant…

Cette idée-là, qui était celle de Bertrand Russell, c’est celle un peu exotique de l’amour à la française, le mari et l’amant, la femme et la maîtresse, l’idée que les étrangers fantasmeraient ce savoir-vivre amoureux, cette façon de ne pas dramatiser l’adultère. Peut-être que je le dramatise, oui, mais de toute façon on ne pratique pas ce savoir-vivre avec une facilité déconcertante, on n’est pas si déculpabilisés que ça. D’ailleurs si c’était le cas, on ne comprendrait pas le cinéma américain. Or c’est en France que Woody Allen rencontre le plus grand succès.

Pour vous c’était inenvisageable que Clément puisse facilement mener de front ces deux aventures ?

J’évoquais tout à l’heure Micki and Maude, parce que c’est le seul film que je connaisse où l’on voit un homme aimer deux femmes et où ces deux femmes sont aimées à égalité. Dans les films français, je n’ai pas beaucoup d’exemples de cette égalité-là. On voit peu de films où le mari trompe sa femme et où on se dit : ah, ils les aiment toutes les deux ! Après, la question du séducteur, du Dom Juan, ce n’est pas un sujet qui m’intéresse beaucoup. Le Dom Juan de Molière n’existe que grâce à Sganarelle qui l’interroge, et nous spectateurs, on est Sganarelle et on démonte logiquement le raisonnement de Dom Juan, un peu comme le fait Caprice à sa façon.

On a le sentiment qu’il y a une sorte de secret dans la construction du scénario, et que la morale vient donner une colonne vertébrale au récit.

Oui. Il y a à ce sujet une phrase que j’aime beaucoup dans un film de Pascal Thomas, qui évoque l’idée que les gens scrupuleux font plus de mal que les gens égoïstes. Clément a du mal a faire du mal et il a du mal à dire non jusqu’à la fin du film. En même temps, Caprice ne disparaît pas, elle a transformé sa vie.

Le film vise quelque chose de très glamour, via le statut de star d’Alicia, ou le fait que Caprice est habillée en college girl… C’est probablement, de tous vos films, le plus porté sur l’artifice, les décors, les costumes…

C’est le nerf de la guerre, mais on fait avec ce qu’on a parce qu’on a des moyens limités. L’idée c’était que, au même titre que je filme des acteurs et des personnages que j’aime et qui me fascinent, je filme aussi des décors que j’aime et qui me fascinent. Ce qui, enfant, me fascinait au cinéma, ce qui retenait mon attention, c’était le plaisir. On évoque trop rarement cette notion de plaisir pour le cinéma, on trouve ça trop prosaïque.

Cela revient-il à la question du divertissement ?

Oui, mais aussi le plaisir de la pensée : on parle beaucoup du discours des films, mais la première chose qu’on goûte c’est le film lui-même. Si bien que cette dimension de plaisir, j’y suis de plus en plus attentif. C’est pour ça que le naturalisme ne m’intéresse pas, parce qu’il n’est qu’une sorte de posture. Aujourd’hui les informations sont filmées caméra à l’épaule, donc faire naturaliste c’est faire comme la télévision. Disons qu’il faut faire accepter des choses aux gens, il faut leur faire accepter la fiction. On pleure devant E.T., alors qu’on sait qu’on ne croit pas à l’existence des extra-terrestres… Filmer la vie « telle qu’elle est », c’est extrêmement malhonnête, parce que la vie on ne sait pas ce que c’est, c’est précisément quelque chose d’impossible à résumer. C’est comme la musique, elle ordonne la vie, elle reflète la vie mais par l’abstraction.

Et le divertissement, donc ?

C’est mon huitième film et je ne suis toujours pas dans le calcul : je ne sais absolument pas à qui il s’adresse. Mais je sais que j’aime faire des films qui ont une ligne claire. Mes films ont un côté un peu « dessert », assez enfantin. Il y a un mot de Matisse que j’aime beaucoup qui parle de l’apparente facilité : j’aime qu’un film apparaisse simple. Ça doit certainement venir du cinéma américain des années 30-40 : le film est simple, il se donne, et à chacun de le poursuivre. A partir de là, si je veux établir une réflexion morale à l’intérieur de mon film je dois d’abord partir de prémisses simples.

On imagine que vous avez lu Stanley Cavell ?

J’aime beaucoup chez lui cette idée que les personnages mettent « leur idéalisme à l’épreuve ». Pour moi, c’est ce qui est intéressant dans une histoire.

Il dit quelque part qu’être un bon conjoint, c’est être un bon citoyen. C’est une idée qui pourrait convenir à votre cinéma.

Là, je le suis beaucoup moins. C’est une formule assez protestante sur le principe : l’idée qu’on doive être à l’image de notre accomplissement, que ce qui est accompli c’est ce qui peut se remarquer. C’est quelque chose de plus américain, je m’y reconnais un peu moins.
Caprice est à sa façon une comédie du remariage, mais la fin reste ambigue : Caprice rentre dans l’oeuvre de Clément, c’est presque pire qu’un adultère…

Oui, finalement Clément reste avec les deux femmes. Alicia joue Caprice dans la pièce de théâtre. Mais pour moi le couple c’est retrouver en connaissance de cause les contradictions de l’un et de l’autre, donc c’est ambigu, paradoxal. C’est ce que je voulais et j’ai longtemps tourné autour de cette fin. En même temps le film se termine sur une question, un manque : que va devenir sa carrière maintenant qu’il doit écrire sans l’aide de Caprice ?

Il doit choisir entre deux rêves, mais une fois qu’on en choisit un, une fois qu’on passe le moment du fantasme il faut de la persévérance…

Persévérance, c’est tout à fait le mot. Une rencontre c’est d’abord la rencontre avec un visage, une présence et cette présence est la promesse d’une autre vie. Mais on est obligés de faire un choix pour la simple raison qu’on ne peut pas tout vivre.