Disney capitalise enfin sur sa mémoire pour mettre en scène son fondateur. Rendre son prénom à l’empire, c’est évidemment en passer par l’hagiographie – on imaginait mal la firme  scier sous nos yeux la branche maîtresse qui assoit sa domination depuis bientôt quatre-vingts ans. Avant d’aller plus loin, disons qu’il y a deux films dans Dans l’ombre de Mary. Le premier, et c’est malheureusement là l’essentiel, sur Pamela Lyndon Travers, l’auteur de Mary Poppins. Le second sur Walt Disney, qui aura mis plus de vingt ans à honorer la promesse faite à ses filles d’adapter Mary Poppins et à convaincre Travers de lui vendre les droits. C’est peu dire que seul le second nous intéresse vraiment. Pour apprécier Dans l’ombre de Mary, il faut donc le regarder d’un œil.

Car le film n’est pas ouvertement ce qu’il promet, soit l’histoire d’un refus et d’une patience, d’une confrontation entre deux créateurs. Il s’alourdit à expliquer le refus de Travers, plutôt qu’à montrer vraiment les patients rouages de séduction mis en place par Disney. Il s’abîme alors dans des flash-back aussi nombreux que lénifiants, pour dévoiler progressivement l’enfance malheureuse de Travers, élevée par un père adoré et alcoolique. Finalement, Disney gagne moins à l’usure que par une ultime pirouette, de façon à satisfaire un spectateur lésé par l’absence de suspense quant à l’issue de ce qu’il regarde, lui qui a déjà vu Mary Poppins sans avoir lu le livre original.

Le jeu d’Emma Thompson n’est pas non plus pour arranger les choses, et il faut dire en passant que les acteurs anglais sont très souvent insupportables à vouloir faire passer les vessies de leurs manières dignes mais bourrues pour les lanternes d’un cœur en réalité gros comme ça. Elle en fait donc des tonnes pour paraître antipathique, quand le spectateur voit en parallèle quelle petite fille triste elle n’a jamais cessé d’être. En face, Tom Hanks n’a besoin que d’une fine moustache pour être Walt Disney. Il ne fait rien d’autre que ça, apparaître et dire s’appeler ainsi, pour que l’acteur disparaisse sous le personnage. A l’image de son jeu low-fi, Walt Disney reste un homme de l’ombre, qui se place constamment derrière le projecteur. On sait l’acteur capable de tout jouer. C’est à travers ce large spectre que Tom Hanks, sorte de Spencer Tracy moderne, d’Américain moyen finalement plus vrai que nature, peut appréhender Disney sans aucune démonstration de force. C’est là le luxe des grands acteurs, leurs rôles passés parlent pour eux. Ce qu’il tait pour ne pas faire de l’ombre à son personnage, une sorte de rouerie dans le regard suffit pour le signifier.

Ce qu’il tait ? Disney n’avait pas pour seul projet de faire rêver les enfants, il voulait aussi étendre ce rêve aux adultes. Très vite, son désir fut d’ouvrir des parcs à son nom comme autant de phalanstères (utopie urbaniste qui n’est pas sans rappeler les villes ouvrières et patriarcales du XIXème siècle), qui offriraient à leurs habitants tout le confort et le divertissement possibles, afin d’y travailler au mieux. Si son grand rêve totalitaire échoua pour finir dans les seuls parcs d’attraction, c’est que le divertissement (de masse) l’emporta sur le reste. En quoi le chef d’entreprise disparut derrière l’entertainer.

Mais sourde à la féérie hollywoodienne, Pamela Travers n’a que son histoire personnelle à offrir sous les oripeaux de sa nounou volante, quand Disney lui offre l’Amérique. A travers cette histoire, c’est la figure du père qu’elle veut sauver. Lui croit dur comme fer que Mary Poppins vient sauver les enfants. C’est qu’il se voit lui-même comme un père tutélaire, et voudrait bien pouvoir dire : « Mary Poppins, c’est moi». En quoi il était bien plus fou, retors et passionnant qu’on ne le pense. En faisant le récit de leur collaboration, les studios rendent son personnage à l’écrivaine, quand sa collaboration avec Disney ne fut rien d’autre qu’un vol dûment programmé par ce dernier. La firme en définitive infirme en douce son créateur,  pour sortir Mary Poppins des griffes de celui qui aura effacé le roman adapté au profit de son seul nom. Et fait quand même, à demi-mot, le portrait d’une souris dont l’appétit sans bornes aura eu raison du chat.