Après le monumental L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, chant lyrique célébrant le spectacle « Amérique » sur un mode funèbre, Andrew Dominik semblait voué à ne plus quitter les nuées célestes. Pas n’importe lesquelles, à vrai dire, mais celles, malickiennes en diable, qui peignent le ciel et caressent les brins d’herbe, sans grand souci de la pompe et du ridicule, quitte à parfois y tomber. Surprise, donc, de découvrir avec Cogan : Killing Them Softly, un retour à la petite forme de série B maline et réflexive qui avait fait le succès de Chopper, son premier film. Mais retour en trompe-l’œil faut-il immédiatement ajouter, sauf à reconnaître que Dominik manifestait dès ses débuts un goût de l’ornementation soucieux d’entraîner le film criminel vers des horizons plus grandiloquents.

 

C’est qu’en réalisant à peine trois films en douze ans, le réalisateur néo-zélandais s’est composé une figure d’artisan dorant méticuleusement à la feuille tous ses films. On reconnaît là la méthode Malick, modèle désormais officiel du génie conçu par Hollywood :   le temps long comme signe du talent, la déflation narrative comme geste souverain et la lumière comme viatique. Du coup, impossible de ne pas voir la part de pose qui tient une partie de ce cinéma. Cette pose c’est le mauvais génie D’Andrew Dominik, aiguillon indispensable mais qui finit par le faire boiter comme un diable. Avec elle, il faut donc être dialectique, chausser ses bésicles et accorder sa vue à la bonne distance. De loin, l’œuvre est un monument, ou se revendique comme telle. De près, les façades en stuc laissent du plâtre sur les doigts. Reste à visiter l’intérieur, puisque la dialectique casse des briques.

 

Premier temps, donc, celui des ambitions. A partir d’un récit décharné (trois escrocs miteux braquent un entrepôt de jeux ; un tueur à gages est embauché pour faire le ménage), Dominik veut dresser un constat sur la crise aux Etats-Unis. Décors de zones déclassées, ambiances sonores sur fond de campagne électorale, réduits anonymes et formules réflexives : le film ânonne sa leçon sans jamais la revendiquer nettement. C’est que, trop soucieux de faire œuvre, le cinéaste s’emploie ici à verser tout son film dans le pur procédé métaphorique. En cela, il rejoint la tendance très contemporaine à investir le sur-moi de petits objets filmiques jouissifs, jusqu’à les désosser en pur spectacle de leur intelligence. Soit le syndrome Skyfall, ici appliqué dans le champ politique. Le petit coin d’enfer composé par Dominik vaudrait ainsi comme symbole d’une Amérique en panne d’idéal, dont le seul moteur n’aurait jamais été que celui du business. Le tout, en se donnant longtemps des airs de ne pas y toucher. On avait donc quitté Dominik avec le souvenir d’un grand cinéaste maniériste hanté par la forme du Nouvel Hollywood, et on le retrouve en John Huston ricanant.

 

Deuxième temps alors, celui des manières, des afféteries et des préciosités stylistiques. L’œil penché sur les détails ramasse de la poussière de plâtre. En fait de feuilles d’or, il découvre des écailles de peinture. C’est le côté carton-pâte de Dominik, qui n’est pas nouveau. Qu’on songe ainsi à l’emploi systématique de ralentis ou d’accélérés pour figurer la perception d’un personnage sous l’emprise de psychotropes. La séquence était déjà lourde dans Chopper, elle devient interminable dans Cogan. On est tenté d’y voir le degré zéro de la mise en scène quand les possibilités techniques de l’outil suppléent le regard du cinéaste paralysé. Andrew Dominik donne parfois le sentiment d’être encore un adolescent qui aurait découvert les joies de l’anamorphose. Une anamorphose aussi bien spatiale que temporelle, qui voudrait courber le monde avec la prétention de poser sur lui un regard neuf. Terribles effets de modernité qui datent d’au moins quarante ans et dont il ne sait parfois que faire, comme cette exécution avec balles au ralenti qui étire la scène jusqu’au charmant spectacle de l’ennui.

 

Mais derrière l’apparente gratuité de ces outrances stylistiques, il faut reconnaître au cinéaste un usage de l’anamorphose qui témoigne simplement de son appartenance à l’école maniériste. Autant dire alors que, de film en film, Dominik déploie une vision du monde – c’est à dire chez lui de l’histoire et de l’Amérique – comme scène de spectacle sans dehors. Son Amérique est un interminable cabaret triste qui ne renvoie qu’à d’autres danses, d’autres figures et d’autres héros, glissant des poses sur d’autres poses jusqu’à l’épuisement total de ses personnages. On n’y est moins truand qu’on ne joue à l’être, et moins acteur que récitant. Et c’est là le troisième temps de ce cinéma, celui des espaces vides, des lieux en déshérence et des longues scènes dialoguées. Cogan : Killing Them Softly n’est, au final, qu’une longue suite d’échanges verbaux dans des endroits miteux où de tristes personnages commentent leur propre situation sans jamais rien y comprendre. Il suffit de deux scènes où un James Gandolfini absolument génial compose une figure de tueur au bout du rouleau, pour faire reluire le film et rappeler à quel point Andrew Dominik est un cinéaste de morts-vivants, errant dans les zones vides de leur dépression. Tout le film devient alors une immense scène de théâtre beckettien, où des êtres grisâtres font tourner une grande machine à illusion. On voit les marionnettes, moins les marionnettistes. Idée grandiose tout de même que de faire de la figure mythologique du mafieux un Godot mourant dont on ne saura rien. Idée précieuse aussi que de faire avancer sur la scène le comptable de la mafia, devisant, à l’intérieur de sa voiture, sur le bilan comptable de l’entreprise criminelle qui l’emploie. Profitant de l’épuisement des héros, les seconds couteaux occupent le spectacle. Mais avec eux,  la vie s’étire en un calendrier de la fonction publique.

 

Mité par sa lourdeur démonstrative sur le plan politique, barbouillé par ses afféteries stylistiques, le film parvient ainsi à traverser ses intentions d’une vision plus secrète mais aussi plus corrosive. C’est l’expression d’un monde pas encore fini mais sans plus d’énergie, un monde qui prolonge indéfiniment sa course dans l’attente de son achèvement. Dominik n’y filme pas la vie mais son retrait, à l’image du personnage de Cogan qui se refuse à tuer de près, parce que c’est sale et que ça remue. Au final, il faut aimer ce film un peu contre lui-même, contre le discours poseur qui l’a fait naître et qui l’organise en partie. On retrouvera alors tout ce qui fait le prix des films d’un cinéaste plus profond qu’il ne le croit lui-même : l’enregistrement d’une eschatologie qui fait pulluler les spectres à la surface de l’image.