Si Jean-Claude Brisseau est aujourd’hui l’objet de railleries à cause de procès à répétitions, ce coffret vient à point nommé rappeler à quel point le cinéaste de Noce blanche est l’un des personnages les plus importants du cinéma français de ces trente dernières années. Un cinéaste solitaire, un temps porté aux nues avant de n’être plus défendu que par une poignée de critiques, et presque entièrement abandonné par le public. Quatre films, plutôt les moins connus (à l’exception de L’Ange noir, film de procès et variation sur Vertigo, parfois un peu corseté par son scénario mais dont le finale est sublime), quatre films à part dans le paysage français dominé par le souci du naturalisme.

Brisseau au contraire, est l’un des rares cinéastes mystiques français, chez qui la pente naturaliste entrevue dans La Vie comme ça ou De bruit et de fureur est davantage une fausse piste qu’un sillon profond. Ou plutôt, si tant est qu’il existe, ce naturalisme est toujours inféodé à des déchirures qui mettent l’âme à nue (une âme faite image, à la différence du naturalisme qui ne pénètre jamais les choses mais les tient juste pour existantes), à de soudains renversements de perspectives qui font de l’oeuvre un objet tiraillé entre ciel et terre. On sait d’ailleurs l’attachement de Brisseau au format 1.37, ce cadre presque carré, malheureusement en passe de devenir obsolète, qu’on retrouve chez Rohmer ou Ford, format qui lui permet, comme il le dit lui-même de filmer autant de terre que de ciel, c’est à dire qui invite l’œil à courir de bas en haut (et non pas de gauche à droite comme c’est le cas avec les cadres plus larges).

Car ce qui importe à Brisseau ce n’est pas tellement l’étalement, le parcours d’un territoire qui déborderait des flancs de l’image. Non, ce qui l’intéresse c’est à la fois le local, avec sa géographie ramassée, ses jeu de cours (L’Ange noir, mais aussi le bureau de La Vie comme ça) et la profondeur, l’intériorité des êtres (le méconnu et sublime Céline), jusque dans ce vrai-faux road movie, Les Savates du bon dieu qui, dans l’avancée nord-sud des personnages, nous montre moins le parcours lui-même qu’une agglomération de micro-sociétés, de micros expériences sans raccords entre elles (sans même parler du plan final qui révèle un parcours de course de voiture se bouclant sur lui-même). Le local, l’intériorité, on voit bien tout l’attrait qu’il y a à utiliser ce format 1.37 qui nous renvoie à la dimension du monde comme cube, comme expérience d’une prison (mentale, sociale, sentimentale) dont il s’agirait de s’échapper, ou tout du moins de transcender.

Céline, à cet aune, est l’un des plus beaux fleurons du coffret. Film presque tourneurien au regard de sa qualité de silence, dont le surnaturel est emprunt d’un sentiment de sacré, qui décrit le parcours (mental, social, sentimental donc) d’un jeune femme qui éprouve d’abord les passions terrestres jusqu’à la folie, avant d’aller vers le détachement mystique d’avec soi-même pour se consacrer aux autres. Dans cet univers d’enfermement tout bressonien, les images mentales sont les rares échappées dont profitent vraiment les personnages (de Céline aux Anges exterminateurs en passant par De bruit et de fureur et L’Ange noir). Il faut voir dans Céline, ces soudaines apparitions du désert (par la grâce d’un montage classique inaltérable) pour comprendre combien les personnages chez Brisseau font une expérience de la solitude qui leur permet tout à la fois d’échapper aux terreurs du monde mais aussi de se cloîtrer en eux-mêmes, dans une position simultanée, ambiguë, de libération et d’enfermement.

La nature elle-même participe à ce mysticisme, nature que Brisseau filme dans ses manifestations charnelles : pluie, vent dans les arbres, couchers de soleil irradiant, et surtout ciels composés comme pour un tableau, dont le caractère bienveillant ou orageux est un indice du déroulement des événements, parfois une indifférence terrible au sort des humains. C’est pour cette raison peut-être que l’un de ses films les plus sombres et les plus désespérés, les moins mystiques, La Vie comme ça, en est presque dépourvu. Cette description de la vie de banlieue et de la vie de bureau, ces tours oppressantes desquelles se suicident les habitants en se jetant dans le vide, constitue le constat implacable, avec plusieurs décennies d’avance, d’un échec urbain et social de la société, que nulle transcendance ne viendra sauver. Une dimension politique en somme, qui n’a jamais complètement déserté ce cinéma libre, et dont la dimension mystique n’est que l’autre face d’un anarchisme (voir cet ovni ivre de liberté qu’est Les Savates du bon dieu) et d’un humanisme jamais partisans.