Où sont les sentiments, pourrait-on se demander à la vision du nouveau film de Lodge Kerrigan. Si l’auteur traite d’une histoire somme toute pessimiste et « lacrymale », du moins le fait-il avec rigueur et un style aseptisé, qui prive l’histoire de toute flamme. Le jeu d’acteur, allant dans ce sens, contribue au dérangement du spectateur. A celui-ci, un choix est délibérément proposé, et ce dès la première demi-heure du film. Traitera-t-il l’œuvre comme celle-ci le traite ?
Car Claire Dolan est dédaigneuse, absente, et l’ambiance glaciale de son univers la rend davantage inaccessible. Ce portrait de femme perdue (parmi tant d’autres serait-on tenté de dire, si l’on considère cette misérable Sue, perdue dans Manhattan, ou l’héroïne de A vendre, de Laetitia Masson), prostituée, rendue prisonnière corps et âme par son métier, est en effet tout sauf touchant. Manifestement placé dans l’ombre du chef-d’œuvre de Todd Haynes, Safe, à qui le film emprunte le cadrage rigoureux, systématiquement géométrique, et la thématique d’un univers aseptisé où tout s’achète et rien ne se donne, Claire Dolan n’en demeure pas moins marquant. Les plans larges sont rares, si ce n’est pour saisir le vide urbain qui entoure l’héroïne. La mise en scène, admirable, cloisonne et divise l’espace, pour mieux isoler les personnages. L’ambiance y est étouffante. Le style rend compte de la fiction de manière originale, bien que le personnage soit un cliché : Claire est, en effet, une prostituée qui n’échappe pas à l’assimilation faite par autrui entre sa personne et son métier (air connu)…
Paradoxalement, le fait de priver l’histoire de tout rebondissement rend le film intéressant. Grâce à un parti pris stylistique et esthétique très particulier, le film fonctionne bien. On lui pardonnera quelques longueurs et une tonalité « bressonienne » dans les dialogues. De même, le personnage n’est pas demandeur de pitié et aucune larme ne sera arrachée, même au plus crédule des spectateurs. Lodge Kerrigan, montre, une fois encore, son habilité à structurer une diégèse hors normes, apposant à une histoire somme toute banale une ambiance particulière et dérangeante. On appréciera dans ce sujet marquant que rien ne soit mielleusement enrobé.