A quoi reconnaît-on un acteur burlesque ? Peut-être à ce délit : ce serait un acteur, un corps, qui vole au metteur en scène une part insondable de sa mise en scène ; qui, par l’action de sa seule présence, de ses seuls gestes, deviendrait auteur à part entière du film, en tant qu’il est auteur de ses actes et tortille l’espace, module le récit, charge l’écran de déterminations morales invisibles qui lui sont propres. Un différentiel animé qui perturbe l’ordonnancement de l’écran, qui descend dans le film, comme la forme dans la matière, charriant une Idée qui n’appartient qu’à lui. C’est un corps extraordinaire, forcément idéaliste, au sens classique du terme ; paradoxalement idéaliste, puisqu’il n’existe qu’en actes et en gags. A quoi ressemblerait un acteur burlesque ordinaire ? A Charley Chase, à l’oeuvre dans quatre films de Leo McCarey de sortie ce mois-ci : Charley rate son mariage (1925), Une Soirée de folie (1925), A visage découvert (1926, le meilleur du lot), Métier de chien (1926). Charley Chase, membre de l’écurie Hal Roach un peu oublié, mort jeune, en 1940, possède un type (playboy plus ou moins de la haute) qui semble fabriqué pour contrebalancer son aspect passe-partout.

Un homme ordinaire, ce serait donc le contraste clamé avec l’extrême droiture tordue de Keaton, les fesses remuantes de Chaplin, les rondeurs de Fatty ou Hardy, la féminité de Laurel. Ni tout à fait aristocrate comme Linder, ni tout à fait mathématicien comme Lloyd, Charley Chase est l’homme des foules. Alors il aspire à se retirer des masses, à filer vers l’anormalité, la grimace, l’accident anatomique : jambe de bois, gueule cassée, dents de lapin. Il se rêve en héros burlesque, comme le narrateur au début de L’Amour l’après-midi de Rohmer se croit extrait du cours du monde, « écumeur solitaire », quand l’image nous le montre petit point parmi d’autres. Chase est le songe d’une ombre, ou l’inverse, en tout cas quelqu’un dont le drame -et la puissance comique- naît de son incapacité à rejoindre le désordre divin des choses burlesques. Il est pure puissance de désir : désir de séduire les femmes, mais aussi désir de se tordre et d’accéder à un régime corporel relevant de l’extraordinaire. Sa manière un peu archaïque d’interpeller le rire du spectateur, par ses regards louches, ses pauses, ses figements, n’est pas autre chose que l’aveu interdit d’une impuissance. Comme un élégant des campagnes venu se frotter au roulement de la ville et pris de vitesse par lui. Moralement proche de la page blanche, type difficile à cerner précisément, Chase ne s’exprime que dans les pliures de l’espace que lui offre la mise en scène de McCarey. Chacun de ses gestes les vise, comme s’il avait conscience qu’il y a là, dans ces gouffres, la promesse miraculeuse de se sortir de l’indifférence, de l’ordinaire. On ne l’aimera qu’à la condition de sentir son désir incommensurable de réconfort.