A l’image du monde civilisé, la forêt est un espace complexe et conflictuel, au sein duquel certains arbres survivent pendant que d’autres meurent, où les puissances se révèlent troubles et contradictoires et où ni hommes ni végétaux n’ont de statut définitif. Un univers fascinant et cinégénique au possible, car filmer la forêt, c’est filmer ce qui nous dépasse, un circuit toujours en mouvement, mais structuré de façon souterraine, invisible, travaillé par des énergies profondément mystérieuses. Dans Charisma, Kurosawa ne s’intéresse qu’à ces forces inconnues, à leur influence sur les relations et les comportements humains, à ce qu’elles imposent, proposent, produisent et détruisent.

Comme s’il laissait l’aura de la forêt pénétrer son film, le réalisateur japonais adopte un style de l’instabilité, où les êtres et les choses se répondent pour mieux se contredire, où chaque plan se doit de surprendre, de désamorcer les attentes, d’embarquer Charisma vers de nouvelles pistes déroutantes. Kurosawa n’est pourtant pas un adepte de l’absurde, parvenant étrangement à une sorte de cohérence dans le fantastique, à une logique née de l’addition même de phénomènes inexpliqués. Ainsi pour finir sur un plan dément et apocalyptique, Charisma aura emprunté des voies extrêmement tortueuses, accumulé des éléments et des personnages on ne peut plus insolites : un inspecteur déchu de ses fonctions en quête de savoir (sur la forêt et sur lui-même), un arbre malade du nom de Charisma qui menace l’équilibre de tout un écosystème, un adolescent qui tente de le protéger par tous les moyens et une scientifique qui, au contraire, cherche à l’abattre. En dépit de son sujet, Kurosawa ne tombe jamais dans les travers du symbolisme pataud, et son film n’est en rien une fable écologique ni même une métaphore sociale. Ce qui intéresse le cinéaste, à défaut de « réorganiser les règles du monde » (comme le souhaite, en substance, le terroriste du début du film), c’est bouleverser certains usages cinématographiques : décharner la narration pour n’en garder que le parfum, l’ambiance ; multiplier les strates de sens et d’interprétations ; créer un film homogène saturé par l’hétérogénéité de ses axiomes. Ces volontés plus que louables atteignent toutefois notre attention pour ce qui est conté ; là où Cure réussissait à honorer ses incroyables paris formels tout en proposant une vraie gradation dans l’angoisse et l’horreur, Charisma se complaît parfois dans une abstraction telle que l’on n’attend plus rien des images à venir. Ici, le récit finit par pâtir de sa propre invention, constat qui n’enlève rien au talent de Kurosawa mais nous fait perdre un certain plaisir immédiat.