Il y a de quoi être fâché avec Olivier Assayas, et depuis un sacré bout de temps. Brillant critique aux Cahiers du cinéma où, au début des années 80, il imposait, venus d’Amérique et d’Asie, les films les plus excitants à la revue à peine réveillée de la période Mao, il s’est lancé dans la réalisation en collant à son époque, que Les Nuits fauves de Cyril Collard n’allaient pas tarder à sacraliser à mort. Puis il allait s’y embourber, transformant son cinéma en petite machine à envoyer des signes de modernités frelatés (les ultra-modernes Demonlover ou Boarding gate, à peine sortis du moule qu’ils étaient déjà ringards) ou d’intuitions bourgeoises (l’obsession pour la transmission par héritage direct du patrimoine et du capital, étouffantes dans Les Destinées sentimentales ou L’Heure d’été). A ceux qui ne voulaient pas croire qu’un cinéaste de son intelligence puisse se fourvoyer ainsi, Carlos apportera un certain réconfort : Assayas y réussit tout ce qu’il ratait ailleurs.

Ça fait un drôle d’effet, naturellement, de voir le réalisateur des Destinées sentimentales et de L’Eau froide débarquer dans l’univers de Monsieur X, le héros de l’éternelle et kitchissime émission radio sur les grandes barbouzeries du siècle, à base de « attendez, vous voulez dire que la CIA est dans le coup ? / ah, mais je vous laisse tirer les conséquences vous-même… ». Mais force est de constater qu’il y barbote comme un poisson dans l’eau. Il a pour lui le confort extrême d’un format hors normes : 5h30, divisées en trois films pour les besoins de la télé, c’est l’occasion privilégiée de s’étaler, de prendre le temps qu’il faut pour raconter une histoire d’une extrême complexité. Assayas ne craint pas la vertu didactique de son film, l’assume au contraire. C’est tout bête, mais comprendre quelque chose à un déroulé d’événement, ce n’est pas forcément trahir quelque credo braudellien. L’enseignement de ses vingt ans de géopolitique que narre la mini-série, c’est peut-être justement que tout y est allé trop vite. Il suffit pour cela de voir comment, à partir du moment où Ilich Ramírez Sánchez, alias Carlos, révolutionnaire vénézuélien à la solde du FPLP, obsédé par l’internationalisation de la lutte palestinienne, est devenu un mercenaire mafieux sans foi ni loi, de voir comment, donc, le jeu des alliances scellées puis rompues et le gangstérisme politique ont fait valdinguer l’histoire, naître des monstres, bousillé l’idéal révolutionnaire. Cela, Assayas le raconte simplement, un événement détaillé après l’autre, pour former un récit hypothético-déductif (cause / conséquence). Une lecture linéaire, événementielle ? Une vision bourgeoise, anti-dialectique ? Cette fois, non. Plutôt le portrait limpide d’un type qui ne bouge jamais de sa ligne, assume ses contradictions et finit par s’évaporer tout seul dans ses errements. Ces errements sont aussi ceux du gauchisme des années 70, 80. Cette correspondance, Assayas la pose d’emblée comme un parti-pris. Qu’on sache, l’histoire, les faits ne le démentet guère sur ce point, hélas.

Que la figure Carlos puisse être ainsi ravalée à sa circonstance n’est toutefois pas l’unique chemin par lequel passe le film. S’il est un film d’arrière plan, déployant d’habiles grandes scènes (la prise d’otage de l’OPEP en 75, exemplairement), Carlos est aussi tenu de parler d’un type qui a passé l’essentiel de sa vie à en zigouiller d’autres ou bien à s’y préparer. Carlos passe habilement sous la ligne de flottaison du biopic sur une figure politique : l’homme et son image, l’homme derrière son mythe, c’est-à-dire la pierre de touche du genre (cf. le Mesrine de Richet, pour citer un exemple récent). D’habitude, les films disent : voici l’homme sans son masque, et en général, ou bien c’est pas beau à voir (La Bande à Baader d’Uli Edel), ou bien c’est mignon comme tout (Carnets de voyages de Walter Salles, sur Guevara). Avec toutes ses maladresses, ses faiblesses certaines, le Che de Soderbergh avait tenté de casser cette mécanique en montrant le révolutionnaire au travail, en treillis, dans le concret d’une activité extrêmement minuscule et décisive à très court terme (prendre une colline, se replier face à l’armée, recruter des paysans, bivouaquer dans la forêt…). Le choix curieux de Soderbergh avait l’audace de gommer de l’écran la vision du Che, son ampleur politique, pour seulement la faire sentir comme exigence rendue abstraite par les circonstances, une toute petite flamme. Sous le masque de Carlos, Assayas cherche parfois à montrer Ilich d’une manière assez incongrue via deux scènes assez peu convaincantes, l’une en privée (au restaurant, avec sa copine, avant qu’il ne soit célèbre), l’autre en public (un entretien donné à un journaliste, alors qu’il est déjà une superstar du terrorisme). Ailleurs, ce qu’il dit du bonhomme passe par des scènes d’intimité qui ne crient pas : voyez le salaud !, non plus qu’elles ne clament hypocritement que derrière la caméra le cinéaste ne juge pas, c’est-à-dire n’a pas de point de vue. Le point de vue d’Assayas sur Carlos ne sert ni à l’accabler ni à le glorifier, mais à se demander juste comment la fièvre de la lutte armée a pu à ce point-là être avalée par les circonstances propres à l’époque. C’est là aussi, comme dans les bains de sang orchestré par le terroriste vénézuélien, que se lit la désolation de l’idéal gauchiste.