Il y a une dimension qu’on oublie d’évoquer à Cannes, une dimension parallèle qui prend forme dès les premiers jours puis s’étend et s’affirme jusqu’à tout envahir pendant les derniers jours.

 

Cette dimension elle plane au dessus des films, au dessus de la salle, comme un petit nuage, et c’est comme si les spectateurs, au bout du neuvième jour, s’y donnaient tous rendez-vous. Certains ne la rejoignent que très tardivement, au bout d’une heure de film, d’autres ne cessent d’y aller et venir, un pied dedans, un pied dehors, d’autres y sont tellement familiers qu’ils semblent en être les gentils gardiens qui accueillent les nouveaux venus. Cette dimension, c’est le sommeil du spectateur, presque inévitable, comme tapi dans la matière même des films, lové au creux d’un plan qui n’est pas le même pour tous. C’est comme si on se promettait d’embarquer avec soi le film au moment de tout à fait sombrer, se promettant de rester agrippé, attentif aux voix et au sens de ce qu’elles racontent, « je vais dormir mais j’écoute quand même », le beurre et l’argent du beurre. Mais parfois le film n’est ni en français ni en anglais, alors on s’évanouit, la mauvaise conscience au bout des cils. Souvent, le dormeur se réveille pour le tout dernier plan, il ne lui reste alors des films que des flashs hallucinatoires tout de suite suivis par le générique de fin.

 

On compte alors sur la faculté d’envoûtement des films pour nous tenir pétrifiés dans l’éveil. Cette année c’est le film le plus long de la sélection officielle, La Vie d’Adèle, déjà évoqué par Jérôme, qui nous maintient éveillés. Le Kechiche est l’un des meilleurs films vus jusque là, il est d’une densité tellement écrasante qu’écrire dessus dans le cadre d’un bilan cannois c’est déjà renoncer à écrire quoique ce soit. Mille-feuilles de malheur, dont on imagine craintivement la récupération par les féministes, les profs, les Marcela Iacub de tous bords. La Vie d’Adèle, avant d’être un film sur l’homosexualité, sur l’école, sur la lutte des classes, sur la culture, et d’abord et avant tout un film, et c’est d’abord par là qu’il nous touche et par là qu’il brasse et tient dans un même flux vital l’ensemble de ses sujets. Ce que réussit Kechiche c’est de s’en tenir presque toujours à son titre programmatique : la vie d’Adèle, ni plus ni moins. Il suffit de lire ce qui se dit sur le film : 750 heures de rushes, une version projetée à Cannes qui ne serait pas encore définitive, pas de générique de fin, un témoignage de l’actrice, Adèle Exarchopoulos, disant que Kechiche la filmait tout le temps, que lorsqu’elle dort dans le film, elle dormait en fait réellement. Projet colossal (qui ne va pas sans ses bavures, dont on parle ces derniers jours, concernant les conditions de travail des techniciens) qui donne le sentiment que Kechiche a voulu reconstituer la vie, la capter en plein vol – l’absence de générique donne l’impression que le film coule encore.

 

Il ne faut donc pas se tromper, ce qui s’avère être militant dans La Vie d’Adèle, c’est ce parcours le long de l’épiderme de la vie, c’est cette chair d’images, ses plans de bouches et de regards dévorants, cette puissance vitale qui prend la forme d’une bouche, de la bouche d’Adèle aux lèvres épaisses et entrouvertes, pleine de sauce tomate. Adèle dévore tout : les kebab, les bouquins, les fesses de sa copine, les plats de spaghettis. Adèle bouffe, parle, fait l’amour. Il y a un moment où Kechiche alterne systématiquement scène de nourriture et d’amour, comme Casanova passait à table avant de passer au lit dans Histoire de ma vie. C’est d’abord l’histoire d’un corps, d’un organisme qui croît et puis grandit à force de dévorer, qui pousse à l’écran à coup de platées de spaghettis. En cela, La vie d’Adèle n’a rien d’un récit initiatique, c’est un récit de croissance, une rencontre entre des corps, qu’ils soient recouverts de sauce tomate ou faits de chair et de sang. D’ailleurs à un moment, parlant de la peau du jambon que sa copine Emma ne mange pas, Adèle s’exclame : « moi, je mange toutes les peaux ».

 

Il y a dans les entretiens de Sartre accordé à John Gerassi, cette phrase très belle, lue dans le train pour Cannes et qui fait écho à La Vie d’Adèle : « Les gens ont beaucoup de mal à comprendre que l’égalité, ça ne veut pas dire que nous sommes tous aussi intelligents ; cela signifie que notre joie, notre souffrance, notre besoin d’avoir de l’importance, sont équivalents ». Il y a dans cette façon qu’à Kechiche d’insister doucement sur tout ce qu’Adèle ne connaît pas (en peinture, en musique, en littérature) une façon d’établir la préciosité de sa vie, d’effeuiller le réel (de ses couches politiques, sociétales, etc.) pour mieux capter un mouvement dévorant – façon Pacman qui gobe et gobe encore. C’est d’abord là que se situe l’érotisme du film, dans ce réel épluché comme un oignon, quelques fois entravé par des scènes où le discours sociologique devance Adèle, la malmène, parce que l’équilibre qui consiste à laisser Adèle marcher plus vite que tous les discours, est fragile, dur à tenir. Le film réussit assez brillamment à ne pas s’engouffrer dans une relecture sociologique de dernière minute et tient à caler son rythme sur le pouls d’Adèle – c’est cette croissance aveugle, anarchique et sans discours dont on parlait.

 

Il y a les films sur la vie et les films sur la vie des films. C’est le cas des Salauds de Claire Denis (photo), intrigue policière, tout ce qui a de plus sec, qui laisse assez de place pour faire gonfler jusqu’à la boursouflure la mise en scène, d’abord très belle : lumière métallique et mordorée assez sidérante, premier très beau plan sur une pluie nocturne. Le film pêche par une forme de tyrannie du « scénario écrit sur un ticket de métro », c’est ce moment où la mise en scène, ici brillante, finit par construire sa cathédrale sur un gouffre narratif – il y avait de ça dans 38 témoins de Lucas Belvaux, une façon de pomper l’énergie du récit pour la réinjecter dans des acrobaties scéniques.

 

Même quand un film concourt pour être bon, on se rend compte qu’il y a dix milles autres écueils dans lesquels il peut tomber, dont notamment ce décollement entre son fond et sa forme, une mise en scène qui oublie d’emporter le récit dans sa course. L’année dernière en fin de festival ce sentiment était déjà très présent, le sentiment que le bon film relevait du miracle. On pensait avoir emporté la recette avec soi mais au bout de huit jours, projection après projection, la recette est devenue illisible : parfois tous les ingrédients semblent être là à l’écran, pour autant la mayonnaise ne prend pas. Comme nous disait un ami, « un film n’est pas égal à la somme de ses parties », et c’est peut-être cet au-delà de la somme, ce petit sédiment qui est comme un souffle et une énigme qui, de film en film, est absent. Un bon film est un équilibre d’une précarité surhumaine, et ceci tient au fait qu’ici à Cannes on assiste à un instant T de la production cinématographique, qu’on est immergé dans le foutoir d’un moment, que tout existe sur le territoire égalitaire d’un même présent et d’un même lieu, enrobé du même cérémonial (générique du festival qui ouvre le film, présence des équipes, discours, applaudissements, prolifération de prix). Un festival c’est un large écrin de mauvais films, une sorte de peau morte venue s’agglomérer autour d’une poignée d’excellents films, mais même ses excellents films ne sont pas parfaits, ils n’ont pas encore la patine que leur confère le passé, ils baignent encore dans une sorte de liquide amniotique qui les rend mouvants et toujours un peu cassés, chancelants, malades (cf. le James Gray).

 

On évoquait précédemment le cinéma culturellement identifié, s’habillant des vêtements des autres, c’est le cas de Nos héros sont morts ce soir, exemple parfaitement indigeste de ce cinéma-là. Quelque part entre « Jacques Becker et la Nouvelle Vague », comme nous l’annonce un sélectionneur présentant le film, ce qui s’avère assez juste si on s’en tient à dire qu’il s’agit ici de pures grimaces totalement inhabitées, de pompiérisme référentiel.

 

On a vu aussi A Strange Course of Events de Raphaël Nadjari, film grisâtre, insipide comme une de ces BD en noir et blanc qui racontent la vie d’un mec normal, film dilué, film-aquarelle, tellement dilué qu’il n’a plus aucune ligne, si ce n’est cette photographie grisâtre qui contamine tout.

 

Grande blague du festival, le film qui clôturait la Semaine de la critique, 3x3D, soit trois courts-métrages en 3D réalisés par Peter Greenaway, Edgar Pêra et Jean-Luc Godard. On se méfie toujours un peu des films collectifs à la « Paris je t’aime », sorte de cinéma de plaisance comme on parlerait de bateau de plaisance : films de commande confortables et paresseux, c’est aussi pour certains cinéastes une façon de donner des nouvelles sans trop se casser la tête, comme un gribouillis sur le dos d’une carte postale. En cela, le Greenaway et le Pêra sont d’une nullité cataclysmique, le premier ressemble à un CD-Rom interactif d’une visite au Puy du Fou, le deuxième est un pensum hystérique et atterrant sur le rapport entre spectateur et cinéma. C’est d’un kitsch nauséeux, d’une bêtise qui confine au sublime. Seul Godard arrive à s’en tirer avec son énigmatique 3 Des-astres. Le film est totalement cryptique, mais la belle idée est d’avoir, comme à son habitude, mélangé images plates d’archives et de vieux films avec la netteté blanche et clinique de la 3D. Le court donne l’impression d’obéir à la technique du dripping, de versements et de coulées d’images les unes sur les autres. L’ensemble ressemble à une figure sans cadre ni contours, à une pure déflagration. Il y a quelques plans incroyables et très brefs sur des corps qui chutent, explosent et scintillent dans l’espace – l’image n’est pas assez stable pour qu’on soit sûr de ce qu’on a vu, mais elle est comme l’idée même de 3D, un pur geyser de relief. Le temps d’un court-métrage avec nos grosses binocles rouges sur le pif, on a l’impression d’assister à un patchwork post-apocalyptique monté d’outre-tombe. Le projet étant censé mettre la 3D entre les mains d’auteurs éclairés, des auteurs comme Pêra et Greenaway se trouve être complètement à la ramasse, dans l’absence totale de vision, mais toujours au ras d’une forme de naïveté technicienne hyper ringarde, d’un intellectualisme neuneu paralysé devant son médium – n’importe quel film de la série Street Dance en dit mille fois plus sur la 3D. Ca tombe bien, il est temps de délaisser nos accréditations pour retrouver nos Pass illimités.