Dans la table ronde organisée pour Chro n°1 sur le cinéma français, Serge Bozon, après s’en être pris au « cinéma culturel », précise que son film précédent, La France, pourrait lui-même essuyer ce reproche. C’est d’autant plus honnête de sa part que c’est assez vrai. Par dessus la ligne rêche et dénudée du scénario (une femme partie chercher son mari combattant au front après avoir reçu une lettre de rupture) on ne peut s’empêcher de voir, à travers les chansons qui ponctuent le film, quelque chose du « bain poético-onirique » dont Bozon parle dans l’entretien.

 

La rugosité du film se transformait, le temps d’une chanson, en petite bulle de savon pop, confortable et tranquille comme le doux son écœurant et printanier d’un ukulélé. Tip Top (voir ce qu’en disait Jérôme hier), comme il nous l’annonçait, a quelque chose d’un manifeste anti-« culturel », que résume le carton du titre, dans lequel un marteau sépare le Tip du Top, comme s’il allait s’agir de faire, pour reprendre le mot de Nietzsche, du cinéma à coup de marteau.

 

Face au film, la salle se marre très vite, dès la première scène où Damiens, veste en cuir mou et t-shirt blanc, débarque dans un bar peuplé d’Arabes qu’il se met à insulter, finissant par gueuler, « Vive Henri Emmanuelli ! Vive François Bayrou ! », avant de se faire tabasser par les clients. Premier coup de marteau. Tout le reste est à l’avenant et le film résonne comme une réponse scène par scène au cinéma culturel. Cannes est le précipité de ce cinéma-là : on gobe des films argentins, japonais, français, américains. Aucune promesse de voyages pourtant, puisque cette diversité de surface converge désespérément vers les mêmes routines. Tous sont rongés par leurs propres plis, comme si le cinéma, tout vieux et expérimenté qu’il est, avait trop vécu et développé des sortes de réflexes pavloviens : on sait comment les personnages des films s’aiment, s’engueulent ou rompent, on sait aussi comment ils se tuent entre eux, comment ils mangent, comment ils conduisent leurs voitures, ce qu’ils se disent au téléphone. On sait aussi comment les réalisateurs filment ça. Ce sont des films saturés, qui n’ont plus assez de jeu pour pouvoir esquisser un autre mouvement que ce qui est dicté par les milliers d’autres qui les précèdent. Produits en série, ils suivent imperturbablement la trajectoire en boucle de l’auto-référence : sous l’image encore une image, sous un geste faux, des milliers d’autres gestes faux.

 

Et c’est d’un marteau qu’il va nous falloir pour casser cette boucle auto-référentielle, pour faire passer un peu d’air dans les tuyaux du monde-cinéma, ce monde recouvert par la poussière. Tip Top est loin d’être parfait, il est démantibulé, mal foutu, désarticulé et décentré comme le corps d’une hystérique – mais cet excès, cette vente à perte sont nécessaires. En cela le film s’avance angoissé, parce qu’il a oublié d’avoir un programme, parce que Bozon semble faire du cinéma avec autre chose que son érudition cinéphile pour lui préférer une forme d’innocence fracassée. Bozon  réussit à ne pas écraser son film sous ses marottes culturelles, mais à couler celles-ci dans un film qui tient debout tout seul : cette musique vintage, cette obsession (très hollywoodienne) de l’uniforme, cette rigidité un peu autiste de la mise en scène et des dialogues s’éloignent pour une fois de la pente wes- andersonnienne pour se rapprocher, et c’est très étonnant, d’un Kaurismaki (on peut penser à La Fille aux allumettes, Les Lumières de la ville, Tiens ton foulard Tatiana) et de son monde perçu depuis le corps d’ouvriers catatoniques. La limite et la réussite de Tip Top, c’est qu’il détruit tout mais ne reconstruit qu’à moitié. C’est un beau chantier, où la chaîne du cinéma qui se mord la queue est rompue : les corps, les comportements, les paroles de cinéma n’ont plus rien de reconnaissable ni de logique, se laissent aller à une douce ivresse euphorique – on dit n’importe quoi parce qu’on peut enfin dire quelque chose. Cette liberté est à l’image de cette danse bizarre, exécutée par un personnage au fond d’un bar sur une chanson turque magnifique. De même qu’on se souviendra  longtemps de la scène d’amour-coup de poing entre Samy Naceri et Isabelle Huppert, dans une lumière âpre qui n’épargne ni les genoux fripés de l’une ni le corps chewing-gum de l’autre. L’amour ici se fait à coup d’entailles et de coups de poing (on dirait un commentaire conjoint de la violence de Naceri et de la tête refaite d’Huppert), et le cinéma aussi. On pense en la voyant à Holy Motors, parce que le caméo émouvant de Sami Nacéri vient avec une nécessaire ingratitude, une petite monstruosité (la tache de vin de Piccoli chez Carax ou ici ce visage de vieille dame dont l’œil gauche est condamné à cligner sans cesse, ou encore les mains malades et tremblantes de Naceri caressant Huppert) qui nous fait dire que nous avons peut-être trop aimé la belle image et qu’une certaine laideur pleine d’humanité pourra nous redonner un peu d’air.

 

D’autres films, très rapidement. Le mignon Lunchbox, à la Semaine de la Critique, sorte de remake indien de You’ve Got Mail autour d’un repas de midi réceptionné à la mauvaise adresse. L’idée est d’abord belle de faire de la cuisine d’une femme et des papilles d’un homme le motif d’une rencontre amoureuse, mais le film finit par manquer cruellement de rythme, si bien que nos ciné-paupières n’ont pas résisté à la fatigue qui s’accumule depuis maintenant cinq jours. On a sombré pareillement devant le pénible Les Amants du Texas de David Lowery (Semaine de la critique toujours – photo), arrivé en fanfare avec ses acteurs (Rooney Mara et Casey Affleck avec Harvey Weinstein dans le coin). On s’attendait à se réveiller devant un bout d’Amérique rugueux et brûlé, et on a plutôt à faire à une copie besogneuse et maniérée d’un canevas bêtement post-malickien. Là encore, un coup de marteau serait le bienvenu.