Cette année planait sur la sélection un vent de révolte mêlé de fatalité, où la pulsion de vie devait surgir souvent en contrechamp de l’aliénation. Il y a été beaucoup question d’isolement, de carence affective ou sociale – mais aussi de réappropriation de territoires, qu’ils soient imaginaires ou bien ancrés dans le réel. Un réel qu’il s’agissait envers et contre tout de réenchanter, poésie versus sociologie, le rêve et la divagation s’invitant aussi bien dans le documentaire pur et dur que dans la fiction naturaliste. Avec cette question lancinante, fil rouge de la programmation: comment réorganiser l’existence au coeur d’une civilisation partie à vau-l’eau? Et comment faire jaillir la beauté au milieu de ses décombres?

Gamineries

Se coltiner la réalité la plus rude sans verser dans l’anthropologie condescendante ou le moralisme culpabilisateur, c’est peut-être l’une des tâches les plus ardues du documentaire. Lupino, de François Farellacci et Laura Lamanda, s’en acquitte avec une sensibilité hors-normes, quelque part entre Gummo et Les Ragazzi de Pasolini version 2015. Si son cousinage avec la fiction récente de Thierry Peretti (Les Apaches) saute aux yeux, c’est avant tout parce que leurs metteurs en scène respectifs savent de quoi ils parlent, ayant grandi l’un et l’autre sur cette “Île de beauté” à deux vitesses. Loin des paysages mirifiques, le film s’attache à la vie quotidienne d’une poignée de gamins désoeuvrés dans les HLM d’une banlieue de Bastia (Lupino, donc), zone périurbaine coincée entre la nationale et les collines. Un quotidien rythmé par la tchatche fleurie, les pétarades des quads, les parties de foot, les roulages de joints et les sonneries de téléphone portable. La mer, grande absente, se dessine au loin – on ne l’apercevra que l’espace d’un plan fugace qui ne fait que renforcer l’éloignement. La commisération aussi, est tenue à distance: on ne verra rien de l’entourage parental, juste quelques plans d’ensemble sur la cité, ses rues désertes et ses contrebas jonchés de détritus. Avec en trame de fond, le brasier païen des feux de la St Jean, dont les images évoquent autant des scènes de liesse populaire que les émeutes sur la place Maïdan. De ces portraits, chargés à bloc d’énergie et de vitalité, émane aussi une grande tendresse, seule à même d’estomper une violence prête à éclater. 

A l’opposé, le très “Femis-film” Comme une Grande (Grand Prix France, va comprendre), de Héloïse Pelloquet, ne montrait de l’enfance que sa part la plus stéréotypée, via le portrait d’une pré-ado qui amorce sur la côte nord-atlantique son passage dans l’âge adulte. Les plans tournés par la gamine avec son téléphone portable annoncent les jours de la semaine, et l’on assiste à une enfilade de clichés nunuches façon docu-fiction (Imane au collège, Imane avec ses copines, Imane se pose des questions sur son avenir) qui donneraient presque envie d’invoquer Pazuzu.

Sexe, drogue et soucoupe volante

Comme son titre l’énonçait de manière programmatique, Les Enfants étaient aussi au cœur du film de Jean-Sébastien Chauvin. Ancien collaborateur de Chronic’art et auteur de deux courts-métrages baignant déjà dans les eaux d’un fantastique à la française (Les Filles de Feu, Et ils gravirent la montagne), Chauvin poursuit une tentative salutaire, mais pour tout dire assez casse-gueule, de faire du Shamalyan version terroir. Tributaire d’une narration fourre-tout (monstre, apocalypse, soucoupe volante) qui peine à se déployer dans un format aussi court, il manque au film un peu de chair pour prendre son essor. Gageons que son premier long-métrage, qu’il prépare actuellement, sera à la mesure de ses ambitions.

De chair, il n’en manque  pas dans Notre-Dame des Hormones (Mention du Jury Grand Prix France et Mention du Jury Jeunes de la Corrèze), de Bertrand Mandico, déjà récompensé par le Grand Prix en 2012 pour Boro in the Box. Deux comédiennes vieillissantes (Nathalie Richard en toxico hystéro, Elisa Loewensohn en harpie sadique) répètent Oedipe sous la coupelle d’un metteur en scène transgenre, dans une villa art déco perdue en pleine campagne. Lors d’une promenade en forêt, elles recueillent une étrange créature (sorte de grosse couille informe surmontée d’un mandibule phallique, au croisement du pod d’Existenz et de l’appendice frontal de From Beyond) qu’elles vont adopter et se disputer jalousement. Camp jusqu’au bout des ongles (et de fait très drôle), le film foisonne d’allusions (de la musique de Cannibal Holocaust à Femmes, Femmes de Vecchiali, en passant par Cocteau, Kenneth Anger et Mario Bava). Malgré cette orgie de références, Mandico élabore une forme qui n’appartient qu’à lui et transforme la culture Bis en objet d’expérimentation baroque où le mauvais goût et l’outrance confinent au sublime. Bercé par la voix-off de Piccoli, le film regorge de trouvailles et se lit à la fois comme un hymne aux divas vieillissantes et un manifeste pour un cinéma artisanal et organique, qui aurait retrouvé sa grâce déchue – celle-là même à laquelle s’accroche, dans le film, son duo d’actrices.

Cœurs à coeurs

Brûlant lui aussi de désir, mais incapable de le formuler, le personnage central de Ton Cœur au Hasard (prix Ciné +), de Aude Léa Rapin, est un jeune paumé solitaire (Jonathan Couzinié, Mention spéciale d’interprétation du Jury) qui travaille dans l’industrie du poulet. Il vit dans sa camionnette et tente de glaner un peu de lien social, d’affection, voire plus si affinités. Le film retrace sa dérive (trois scènes, trois étapes de sa quête d’amour) à partir d’une conversation entamée à l’improviste avec une belle femme sur une aire d’autoroute. Précédé d’une excellente réputation (deux prix à Clermont), le film suit le credo d’un cinéma-vérité efficace filmé avec fébrilité (comme-si-on-y-était) – moins Pialat que Jacques Audiard, en somme.

En dépit de son titre voisin, Vous qui Gardez un Cœur qui Bat, de Antoine Chaudagne et Sylvain Verdet (Mention du Jury Grand Prix Europe), se situe aux antipodes. Documentaire sur un groupe de mineurs à l’est de l’Ukraine, le film appréhende la dureté invraisemblable de leur labeur avec une puissance brute, sans complaisance. Pas d’affèteries de mise en scène, mais un désespoir que l’alcool rend lyrique. On touche ici au cœur de l’âme slave et à la tragédie de la condition humaine, le film soulevant le couvercle d’un monde ouvrier qui n’a plus que ses yeux pour pleurer et ses poings pour lutter. L’un des plus beaux films de la sélection.

Vague à l’âme

Rayon comédie douce-amère à arrière-goût de Nouvelle Vague, spécialité locale au même titre que le confit de canard et l’alcool de noix, on était servi.

A commencer par La Terre Penche, de Christelle Lheureux, qui dépeint la naissance d’un amour dans une station balnéaire de la Baie de Somme. Si le film en lui-même est plutôt subtil et touchant, porteur de jolies trouvailles poétiques (fantômes, moutons et méduses qui reviennent comme des leitmotiv, fantasme, rêve et réalité qui s’enchevêtrent avec le même aplomb naturaliste) et emmené par une comédienne épatante (Laetitia Spigarelli), il n’échappe pas à certains poncifs qui semblent sortis du manuel du jeune cinéma français post-rohmerien: trentenaire lymphatique, flirt en bord de mer, rêverie qui épouse le réel, mélancolie un poil appuyée. Le film n’en reste pas moins séduisant et porte en lui un charme qui opère en toute discrétion, voire même à retardement.

Après son Artemis Coeur d’Artichaut, attachant mais un rien poseur, Hubert Viel récidive avec Petit Lapin, une commande du Septième Continent sur le thème “Undead ». Toujours en noir et blanc, Hubert Viel s’en prend aux additifs alimentaires de l’industrie agro-alimentaire selon un procédé de documentaire-fiction, avec ce mélange de gravité et de désinvolture qui arrache quelques sourires, mais irrite aussi par sa fausse modestie. Heureusement, les scènes de rêve font office d’échappatoire.

Enfin, Hors Cadre : une trilogie, première réalisation de Coco Tassel, s’attache à décrire en trois saynètes l’absurdité du monde de l’entreprise, sa novlangue régressive et son coaching sectaire : on oscille ici entre La Question Humaine et Jacques Tati, The Office et Chris Esquerre. Une satire attentive au moindre détail et dont l’effet burlesque opère grâce à un dispositif proche de la chorégraphie : une bureaucrate s’y transforme en danseuse de ballet et un séminaire pour cadre sup’ devient un jeu de rôles humiliant.

Mémoire Vive

Autre récurrence, celle d’un territoire mental que certaines images semblaient propices à révéler. C’était le cas avec celles, jaunies et tressautantes, de Motu Maeva, de Maureen Fazendeiro (Grand Prix Europe). On y suit, par bobines Super 8 interposées, la trajectoire romanesque de Sonja, une Danoise au seuil de sa vie qui s’est réfugiée dans un éden de Polynésie. Son monologue off traverse plusieurs strates temporelles à mesure qu’affluent ses souvenirs, sans soucis de cohérence chronologique. À travers ce kaléidoscope d’images d’archives, c’est toute une époque coloniale qui est exhumée, sur fond d’idylle romantique. On y passe de Tahiti au Tchad, et du Tchad aux tripots de Bangkok, selon une géopoétique parfois bouleversante, hantée par les spectres de l’après-guerre. Un film qui suscite à la fois le trouble et l’émotion, et instaure (à dessein ?) un dialogue souterrain avec Tabou de Miguel Gomès.

Mamma är Gud, de la danoise Maria Bäck, s’articulait lui aussi autour d’un montage fragmenté. Cette somme de ruptures et de décrochages se fait ici l’écho du dérèglement mental d’une psychotique, en l’occurrence la mère de la cinéaste (dont seule la voix est présente), décrivant à sa fille les images qu’elle aimerait voir apparaître dans le film. À mesure que progresse leur échange sur Skype, dans la lumière crépusculaire d’un appartement, on assiste à l’élaboration du film : il y est question de hibou maléfique, de se marier avec le vent, de fleurs qui lisent dans les pensées de ceux qui dorment, de tuer un Taliban en mangeant une banane… Un film-poème baigné d’une envoûtante quiétude, tissant des liens entre magie, cinéma et schizophrénie.

Autre territoire fantasmatique, celui de L’Ile à Midi, de Philippe Prouff, adapté d’une nouvelle de Cortazar, relatant l’histoire d’un steward obsédé par une minuscule île perdue au milieu de l’océan, au-dessus de laquelle son avion passe tous les jours à midi. Son obsession pour cette île grandit de jour en jour et son existence prend un tournant surnaturel dès lors qu’il décide de tout plaquer pour s’y exiler. Fable métaphysique, le film parvient à installer crescendo cette inquiétante étrangeté chère à l’auteur argentin.

Cheval de bataille

Reparti bredouille, Nocturnes, première réalisation de Matthieu Bareyre, a semble-t-il polarisé le public comme la critique. S’ouvrant sur des plans de l’hippodrome de Vincennes tel un vaisseau spatial déserté, le film s’attache à montrer l’envers du décor des courses de nuit, soit un impressionnant dispositif à la Big Brother, au coeur d’une économie florissante nourrie par les algorithmes. D’un côté, le galop des chevaux capté par la froideur bleuâtre des caméras numériques, des bancs de montage et des écrans pixellisés à travers des plans d’une saisissante plasticité ; de l’autre, une poignée de jeunes joueurs qui suivent les courses par moniteurs interposés, avec shit et Coca pour carburant. A chaque pari se joue tout un rituel dont s’empare la caméra : scansions exaltées, imitation du jockey qui cravache sa monture, convulsion des corps, faciès hébétés. Dans ces jeux du cirque privés de public, on discerne la métaphore d’une société du spectacle déshumanisée et coupée du réel. En contrechamp, ses exclus  s’emparent de ces lieux pour en faire leur royaume. Tout le film opère sur cette dichotomie entre deux mondes séparés par une simple vitre, avec une rigueur formelle et un montage tiré au cordeau.

Le milieu hippique est aussi à l’honneur dans Petit Homme, du suisse Jean-Guillaume Sonnier, qui s’attache à la relation trouble entre deux apprentis jockeys dans un centre de formation. Cousu de fil blanc, le film ne fait peser aucune ambigüité : l’attrait des corps et l’homosexualité latente sont tellement surlignés qu’aucun trouble ne naît de cette romance BDSM entre ados consentants (et concurrents). Au demeurant, les deux interprètes sont excellents et la musique des Swans enveloppe de ses drones une mise en scène carrée, à défaut d’être originale.

Résultat des courses : le monde s’éclairait d’un jour nouveau à Brive grâce au cinéma, et personne n’irait s’en plaindre. On déplore seulement que le jury n’ait pas misé sur le bon cheval, mais après tout, la programmation était suffisamment riche et éclectique pour qu’on s’en console. Juste un regret : ne pas avoir pu profiter des sélections parallèles, qui avaient de quoi affoler les cinéphiles : un panorama du cinéma japonais contemporain, une série inédite sur un tournage de Bergman, quatre sublimes docs de Werner Herzog, les premiers courts de Verhoeven, un hommage à René Vautier et une rétrospective du free cinema anglais.