Troisième essai de Clint Eastwood en tant que réalisateur, et premier film dans lequel il ne joue pas, Breezy est mieux qu’une confirmation : il est une révélation. Les deux premiers films d’Eastwood, mieux connus du public, jouaient -certes de manière personnelle- sur des terrains balisés par d’autres (Play Misty for me, tentative honorable pour rendre le thriller sentimental plus familier, et L’Homme des hautes plaines désormais classique). Breezy est un film d’une plus grande liberté de ton, peu soucieux des codes jusqu’ici mis en œuvre ou contournés par Eastwood, qui semblait en tout cas vouloir compter avec eux. Le cinéaste laisse libre cours à sa sensibilité et définit pour la première fois des personnages qui ne cesseront de migrer et de se transformer dans ses films futurs. C’est à n’en pas douter un film paradigme dans sa filmographie, dont découlent directement Honkytonk man et Sur la route de Madison, bien que Breezy évite avec grâce les pesanteurs hollywoodiennes de ce dernier.

Frank Harmon (William Holden), un riche agent immobilier de la côte ouest, divorcé et sur le point d’être largué par sa maîtresse, rencontre Breezy (Kay Lenz), une jeune routarde qui se prend d’affection pour lui. Le sujet, par lui-même peu original, laisse imaginer une histoire de couple impossible, figure inusable, propice à tous les discours sur la différence, ses attraits et ses pièges. Or, Breezy est un film fuyant, qui sous ses airs de bluette 70’s entre une gamine marginale et un quinquagénaire esseulé, plus paumé encore que sa jeune visiteuse, nous entraîne par moments vers des abîmes de noirceur. Porté par une poésie simple et presque triviale (et par une jolie partition de Michel Legrand), tout le film est une méditation subtile et inspirée sur la solitude, sur nos méthodes pour déguiser le vide de l’existence dans l’attente d’un bonheur hypothétique.

« Je crois que je ne sais pas ce qu’est la solitude, où si je l’ai su, je l’ai oublié », confie Frank à un ami. L’enjeu du film est moins l’amour lui-même que l’impuissance du personnage à accepter ce qu’il ressent, qui vient contredire l’idée qu’il se fait de lui-même et, par là même, l’illusion d’exercer un contrôle sur sa vie. La liberté de Breezy est moins matérielle (c’est une SDF bon teint, qui vit d’expédient) qu’identitaire : aucune image d’elle-même, aucune construction sociale ou psychologique n’intervient dans ses sentiments et son attirance pour Frank. William Holden livre ici une interprétation sobre et nuancée, jouant admirablement du contraste entre une extériorité rassurante et un trouble intérieur qui le prend au dépourvu. Très bien écrit et mis en dialogues par Jo Heims, filmé avec peu de moyens visuels, mais avec une délicatesse qu’Eastwood ne retrouvera peut-être plus (même dans ses meilleurs films l’intensité est plus canalisée, générée par un savoir-faire toujours croissant), Breezy est un film fragile et beau. Ignoré à sa sortie et mal distribué en France, il fut très injustement oublié. Il mérite amplement cette seconde chance.