Quel cinéaste serait devenu Nicolas Winding Refn s’il n’avait pas pris le large pour devenir Son Excellence NWR ?  C’est un peu la question que pose Bleeder, qui esquisse le CV uchronique et fantasmé du Danois : s’il s’était accroché à ses historiettes de petites frappes copenhagoises, peut-être aurait-il exploré plus sérieusement le territoire prometteur foulé par ce deuxième long, sorti en 99 et inédit en France. Tout le film, qui rappelle  Pusher sans en être exactement un spin-off, est d’ailleurs bâti sur ce principe fantasmatique : que fabriquent les personnages de Pusher dans les angles morts du récit, quand ils ne trempent pas dans des deals foireux ?  Réponse : ils tiennent mollement un vidéo-club, draguent timidement la vendeuse de burgers du boui-boui adjacent, se découvrent des pulsions violentes quand leurs copines tombent enceintes, et s’engueulent en matant l’intégrale de William Lustig en VHS.

Le charme de Pusher reposait déjà sur ces à-côtés à la fois drôles et doucement déprimés, mais Bleeder se laisse pleinement guider par cette humeur badine et typique de son époque. Refn s’invite très clairement dans le registre de la chronique à slackers, esquissant ce qui évoque un compromis insensé entre Clerks, Kourtrajmé et un Mean Streets où les obsessions cinéphiles remplaceraient le rock en fond sonore (autrement dit : un Tarantino). Occasion de mieux découvrir le rire de Refn, qui résonnera ça et là dans ses films suivants  – dans Only God Forgives, notamment -, généré ici par la présence quasi burlesque de ces prolos cinéphages à l’intérieur de cadres qui leur vont mal, comme des vêtements trop petits : la caverne du vidéoclub et les apparts’ exigus, déformés au fisheye, mais aussi les jardins publics déserts où la jeune vendeuse de burgers (Liv Corfixen, actuelle épouse Refn) et Mikkelsen, méconnaissable en cinéfou empoté, rejouent en version bradée les screwball comedies qui pourrissent dans leurs étagères. S’illustrant étonnamment dans ce lyrisme du néant, ou du pas grand-chose, Refn s’en va sonder le film possiblement caché derrière le canevas annoncé (drame psychologique + thriller à la sauvette).

Reste qu’il trahit déjà une soif d’affirmer en permanence une forme de présence démiurgique : s’il observe ce quotidien morne au fisheye, c’est bien qu’il est obsédé par son propre regard, son propre poids sur les saynètes en train de se jouer. Il ne lui suffit pas de s’inventer en Mikkelsen un improbable alter-ego, désemparé devant la beauté de Corfixen ; il lui faut également se faufiler littéralement dans les querelles de ses personnages, à grands renforts de travellings inutilement sophistiqués (le long des murs ou des rayons de cassettes vidéo) et d’autres ornements un peu moches. « NWR » l’orfèvre mégalo est donc déjà là, tapis dans l’ombre mais prêt à sortir du bois avec ces effets de signature parasites, peut-être destinés à compenser la tonalité amorphe du récit, mais surtout à bricoler une vision d’auteur charriant tout un réseau d’obsessions en germe – pulsions de vie et de mort qui s’opposent brutalement, monstruosité de la mère, complexe de l’homme face à elle (Only God Forgives, encore une fois, est à la fois très loin et très proche). Pour le spectateur tout juste revenu de The Neon Demon, il y a toutefois quelque soulagement à voir ces névroses s’exprimer ici par tâtonnements juvéniles et souvent sympathiques, semblables à ceux de ce Mikkelsen infantile. On en viendrait presque à regretter que ces deux-là aient grandi un peu trop vite.