Drôle d’objet, dont la séduisante étrangeté n’est pas exactement, et c’est tant mieux, celle annoncée par le costume de film culte dont l’habille d’emblée sa petite légende. On connaît trop ce pitch-là, qui n’est pas celui du film mais celui de sa fabrication : une petite sensation indie, dénichée dans une section parallèle de Sundance, tournée à la maison pour des cacahuètes et dont la réussite inattendue serait le fruit : 1 – d’une idée en or ; 2 – de la jeunesse de son auteur ; 3 – de son génie de la bricole. Pour rencontrer le film c’est une triple mauvaise piste. Sa jeunesse est plutôt son fardeau : Bellflower est bourré d’afféteries assez pénibles, plein d’une sève et d’une envie d’épater qui auraient d’autant plus gagné à être canalisées que le film fait preuve, ailleurs, d’une étonnante maturité. Idem pour l’éloge du système D : le génie de la bricole de Glodell, qui inspire au film à la fois son sujet (deux types y inventent dans leur garage un lance-flammes et un bolide d’apocalypse, eux-mêmes conçus par Goldell en personne), et sa forme (obtenue avec une caméra là aussi bidouillée par le cinéaste/ingénieur du dimanche, l’image, hypersaturée, a une profondeur bizarre, due à des espèces de flaques de flou répandues plus ou moins aléatoirement), donne au final un film visuellement assez moche. Moche, et raccord avec une laideur très contemporaine – une sorte de version paroxystique de l’esthétique 5D qui sévit depuis deux ans. Quant à l’idée en or, c’est simple : on l’attend pendant tout le film. Et on l’attend d’autant plus que celui-ci s’ouvre avec un pré-générique formulant la promesse d’un grand dérèglement (une sorte de climax apocalyptique annoncé en flashes stridents), et que ce dérèglement certes finit par l’emporter, mais après avoir emprunté un chemin plutôt inattendu. Jugé à l’aune du programme qu’il semble annoncer Bellflower est, comme on dit, un film déceptif.

On s’y coule dans le quotidien assez peu remarquable, dans un bled du Wisconsin, d’un duo de nerds tuant le temps entre bitures et rêveries adolescentes inspirées d’une passion pour Mad Max. Lesquelles les encouragent, avec un degré de sérieux qu’il est difficile de mesurer, à préparer l’apocalypse en bidouillant, donc, un lance-flammes maison, et un engin de guerre à partir d’une bagnole d’occasion. La voiture est baptisée « Medusa » mais la vraie Méduse est bien une fille, c’est une blonde un peu épaisse dont l’un des deux nerds tombe amoureux et qui se glisse dans le film comme un mauvais présage. En matière d’apocalypse, nulle autre prophétie ici que celle d’une fille annonçant à son nouveau boyfriend qui ne l’a pas encore embrassé qu’entre eux, forcément, ça finira mal. Un plan fait basculer le film, une fois le baiser donné : c’est son regard, le regard de Méduse, pétrifiant le récit, le poussant dans l’abîme d’un grand détraquement. C’est un Mad Max sentimental, donc, un film qui semble n’avoir été imaginé que pour purger une déception amoureuse, pour se venger d’une fille – et d’ailleurs c’est exactement ça, à en croire le dossier de presse où Glodell raconte que tout a commencé le jour où il s’est fait larguer.

La première moitié, de loin la plus belle, n’ausculte rien d’autre que l’éveil des sentiments, le travail d’une drague réciproque entre le nerd et la blonde. Et ce qui est assez beau c’est qu’en dépit de la promesse faite par le préambule, toute cette partie ne semble jamais se donner comme une diversion pour préparer la suite. On dirait plutôt que le film est sujet à une panne de fiction, qu’il a un problème d’allumage. Impossible de savoir où il se dirige tandis qu’il s’occupe à ses scènes de couple, et à vrai dire on cesse assez vite de se le demander, tant les scènes en question sont réussies, inspirées – le film est vraiment très fort sur le terrain du désir et sur le flottement des premières fois. Cela dit c’est une inspiration assez imprévisible, capable du pire comme du meilleur. L’utilisation qu’il fait de la musique, par exemple, est révélatrice, elle est parfois très pauvre (selon des canons on-ne-peut-plus sundanciens, le genre à recouvrir de pop miaulante le plan d’un type à vélo), parfois vraiment surprenante (quand les deux tombent amoureux dans une fête redneck, au-dessus d’un bol de criquets qu’ils dévorent pour un pari, et que démarre alors un morceau – une reprise de Kate Bush par Chromatics – qui fait l’effet de tomber trop tôt, comme si on l’avait prélevé à une scène plus tardive et intense pour le scotcher là, arbitrairement).

Très belle aussi, la façon dont Bellflower travaille cette banalité (une love story dans l’ordinaire d’un bled pourri) en suggérant qu’elle contient déjà le dérèglement à venir. Cela tient à pas grand chose : une violence indue et tout juste excessive au bout des soirées bitures, et surtout cette teinte jaunasse dans laquelle le film est englué et qui, si elle est moche, n’en donne pas moins l’impression assez fascinante d’un monde complètement cuit, une espèce de mirage où les personnages ont à peine plus de consistance que des hologrammes. En cela, le film n’avait vraiment pas besoin de son préambule : le présage est partout, le tragique largement palpable. C’est pourtant, et c’est vraiment regrettable, par le même excès de volontarisme que se conclut Belltower, au moment de filmer le déchaînement des pulsions qu’il avait laissé gronder en sourdine : quand il advient dans la seconde moitié, le grand dérèglement promis inspire à Glodell des solutions assez pauvres et redondantes (chronologie détraquée, image plus saturée encore, hystérie facile), parfois efficaces, le plus souvent pénibles et convenues, proches en cela du simple bidule culte que Belltower avait réussi jusque-là à ne pas être.