En 2013, le retour cyclique du ménage à trois Linklater / Delpy / Hawke est-il une bonne nouvelle ? Chez les indés comme à Hollywood (et Linklater appartient aux deux mondes), une idée singulière déclinée sur plusieurs films a vite fait de muer en formule. Aussi, on redoutait de voir la romance prolixe de Céline et Jesse, affaire d’une nuit, d’un jour, se transformer en étude de couple sociologique : on se foutait bien de ce que deviendraient les tourtereaux passés 40 ans, tout l’art de Before Sunrise consistant justement à cristalliser passé et futur dans une seule stase, comme en suspens. Or, il faut bien le dire, une partie deBefore Midnight, installé en Grèce (après Vienne et Paris), évoque les rushes du 40 ans : mode d’emploi d’Apatow, qui aurait abandonné ses acteurs dans de laborieux plans-séquences improvisés. Rien ne manque à l’appel, pas même l’habitacle de la voiture aménagé en théâtre domestique, avec arguties et prises de bec à propos d’un détour, d’un programme ou du trognon de pomme des enfants endormis à l’arrière.

 

Mais Linklater n’est pas du genre à flairer l’air du temps, et depuis Before Sunrise, l’entreprise commune du trio (Hawke et Delpy co-scénarisent) tient moins du calcul que d’une forme d’écriture automatique. Linklater saisit toujours les humeurs et les idées à la volée, proliférant à partir d’une trame famélique griffonnée (ou discutée) avec ses comédiens. Consciemment ou pas, Before Midnight trouve à se démarquer de ses deux prédécesseurs en installant un réel moins flâneur, plus statique : hier, prisonnière d’une fenêtre de temps calibrée (la nuit de leur rencontre, ou la visite de Jesse à Paris), l’amourette pouvait faner à tout moment, déraper d’un coup et se perdre à jamais dans le flux d’évènements extérieurs. Mûrs et installés dans une vie de quadras, les amants semblent aujourd’hui assis dans une durabilité confortable – exit, donc, le marivaudage en temps imparti, tourné vers l’avenir et susceptible de mourir à tout moment. Les voilà condamnés au contraire : au débriefing éternel. De là vient que l’art de la flânerie dont la série avait le secret devient bancal, et que la mise en scène tâtonne pour intégrer ces travellings bavards. D’un autre côté, l’absence d’enjeu quant à l’issue de cet amour cimenté permet de recentrer l’intérêt du film sur le contenu des échanges en soi. Les discussions s’éternisent donc autour d’une table, pour changer, non plus à l’intérieur du couple mais autour de lui. Un déjeuner dominical entre copains se transforme en maïeutique platonicienne. Occasion pour Linklater de chavirer, laissant voir la face B de son œuvre possédée par Philip K. Dick. Comme par hasard, il est beaucoup question du temps, de la mort, et du futur de l’homme et de la femme dans le monde ; manière de résumer, de façon un peu balourde, ce qu’est sans doute la question obsédante de Linklater avec ces deux amoureux : quelle est la place d’une histoire d’amour dans l’immensité de l’univers ? Décidé à mettre le sens du film dans la bouche de ses personnages, l’auteur quitte donc les terres de Rohmer pour renouer avec son américanité pure.

 

Céline et Jesse redeviennent intéressants lorsque, précisément, Before Midnight les enferme à nouveau dans un espace-temps délimité, extérieur au quotidien. Dans la chambre d’hôtel où le couple vient passer une nuit sans enfants, le présent retrouve un peu d’enjeu (assez sommaire : deux quadras peuvent-ils encore passer une nuit de sexe sans lassitude ?). Linklater a la bonne idée de faire de cette nuitée un huis-clos hybride, où la relation se révèle dans sa pluralité presque baroque : Hawke et Delpy passent, en une seconde, des préliminaires à la rhétorique, du bon mot au déchirement, de l’inquiétude à la volupté. Leurs gestes et leurs humeurs s’imbriquent, laissant voir combien les années passées ensemble précipitent la communication dans une sorte de perpétuel entre-deux (est-on en train de baiser, de s’engueuler ou de philosopher ? On ne sait plus). D’où une drôle de partition cacophonique, dans laquelle l’hystérie à peine domptée de Delpy l’emporte de peu sur l’hébétude toute américaine de Hawke. Alors seulement, la romance redevient belle, précisément parce qu’elle est schizophrène.