Le troisième long métrage de Jacques Nolot (après L’Arrière pays et La Chatte à deux têtes) est aussi le plus beau. Un ancien gigolo passé depuis de l’autre côté de la barrière, âgé de 58 ans, vit mal la solitude d’une vie simplement rythmée par quelques discussions amicales et rendez-vous avec de jeunes gigolos. Cette vie, c’est évidemment celle de Nolot lui-même, qui se filme sans fard, dans le dépouillement le plus total de la mise en scène. Sans effets, comme on le dit des vêtements. Nolot est nu, ainsi que l’énonce trivialement la première séquence. Avant cela il y aura eu un point noir sur fond blanc, point final avant l’heure qui grossit et nous plonge dans l’obscurité. C’est ainsi qu’il faut entendre le titre du film : « avant que j’oublie », c’est à dire « avant de s’oublier », « avant de mourir », avant que le néant nous engloutisse tout à fait quand les autres ont vite fait de vous oublier.

Dans le narcissisme à l’oeuvre ici, il y a une âpreté et un humour délicat qui empêchent l’entreprise d’apitoiement que le film risquerait d’être à chaque seconde. On peut même dire que Nolot a une conscience aiguë des différences d’échelles du malheur, étant entendu que tous les malheurs ne sont pas comparables, mais que pour soi, sa douleur vaut et surpasse toutes les autres. Cette conscience, Nolot la problématise par les vertus de la mise en scène (plus que du scénario), comme en témoigne le magnifique plan fixe qui enregistre tout à la fois la médication de Nolot et le conflit israélo-palestinien dans un impossible partage. Nolot est là, obligé de prendre pour la première fois des médicaments contre sa séropositivité, ouvrant un à un les petits pots contenant les gélules entre le poulet et le verre de vin, déchirant tranquillement la fine couche d’alu, extirpant le coton, et le spectateur de prendre la mesure de ce qui constitue déjà une gestuelle de la survie au quotidien, tandis que la télé ânonne les phrases informatives et passe-partout d’une autre survie journalière.

Nolot le personnage n’écoute pas, préoccupé par ce nouveau chapitre de sa vie, mais Nolot cinéaste est lucide, qui nous fait entendre ce hiatus. Si loin, si proche. Et le plan de relativiser le malheur de son personnage par cette touche d’humour : Nolot déchirant la fine couche d’alu recouvrant l’embout du tube de mayonnaise, comme il l’avait fait des pots contenant les gélules. Cet art à la fois simple et subtil de la mise en scène, on le retrouve dans le jeu de champs-contrechamps faussement plan-plan qui émaillent le film, où la figure de Nolot est une sorte de point nodal autour duquel les autres plans s’organisent. Ainsi de cette séquence où il rend visite à son meilleur ami (cinéaste bien connu sur la place de Paris) et où lui reste assis tandis que l’autre se lève, bouge, se rassoit, s’approche. Faire coexister le dehors, les autres et soi-même sans jamais quitter cette irrépressible et envahissante conscience de soi, tel pourrait être le paradigme qui tient toute la mise en scène du film. C’est à peu de choses près ce que dit le sublime et avant-dernier plan, concentré sur Nolot travesti tandis que la vie, en arrière plan, n’en finit pas de s’écouler.