« Le cinéma, c’est filmer librement des gens libres ». Telle est la définition que donnait, il y a de cela une quarantaine d’années, Jean-Luc Godard, non du cinéma en général (la formule aurait été : « le cinéma, c’est le commerce et la bêtise, ou bien c’est la liberté »), mais du bon, du beau, du grand cinéma. Ai-je besoin d’ajouter à cela que je tiens Aprile de l’Italien Moretti pour le plus sûr exemple actuel de cet art dont parlait Godard ? Car avant tout, Moretti est un être libre qui se filme lui-même en tant qu’être libre. Il définit donc à lui seul le cinéma, et l’histoire même de son Aprile est celle du choix de la liberté.

Moretti, ayant achevé l’excellent Caro diaro (Journal intime), ne sait pas trop s’il veut mettre alors en scène l’histoire d’un pâtissier trotskyste malmené par les autorités staliniennes (une comédie musicale) ou s’il faut qu’il produise un reportage politique sur l’arrivée de Berlusconi au pouvoir, puis sur sa chute, et enfin sur la victoire de la gauche aux dernières élections (en attendant que les « postfascistes » montrent les dents).
Entre un projet de film qui ne semble pas lui tenir absolument à cœur et la vague idée d’un documentaire politique que lui dicte son sens des responsabilités d’artiste engagé, il finit par choisir l’entre-deux : de, progressivement, filmer sa vie. Sa vie : son inaptitude à mettre un film en train, et la naissance de son fils Pietro.

Le cinéma de Moretti se fait ainsi ratrapper par la vie, ainsi que me le faisait remarquer une amie expatriée à Padoue et qui sait de quoi elle parle lorsqu’elle discute de l’Italie au jour le jour. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, j’entends la vie, pas autre chose – ou plutôt, si l’on parle de cinéma, toute autre chose. Raconter des histoires drôles alors qu’on attend de vous une parole politique dite avec sérieux et conviction ; reprendre son scooter là où on l’a laissé, au début de Journal intime, près du lieu où tomba jadis Pasolini ; au moment de questionner les réfugiés albanais, filmer les questions plus que les réponses, et les questions sur les questions, et les incertitudes, et les plaisirs aussi, comme de mettre en scène, dans les derniers instants, le tournage de la fameuse comédie musicale, et faire de ce tournage une comédie musicale.

En 1989 déjà, c’était Palombella Rossa, le film le plus drôle et le plus juste de ces dix dernières années ; en 1993, Journal intime, adoré par ma mère (qui est de bon conseil), le film le plus tranquille et libre des années quatre-vingt dix. Si en 1998, vous passez à côté d’Aprile… que vous dire ? Ne comptez faire ni du cinéma, ni de la critique, ni quoi que ce soit d’autre, car votre mauvaise conscience vous poursuivra quinze années durant.