Ed Harris appartient à la famille des acteurs-plisseurs ; c’est à dire que tout ou presque de son jeu s’organise depuis les plis qui resserrent perpétuellement ses yeux, qu’il a beaux, petits et profonds. C’est un détail qui a son importance ici : il est pour beaucoup dans la réussite d’Appaloosa, son second film réalisateur après son biopic sur Pollock. Il y a deux catégories chez les plisseurs. Les expressionnistes, chez qui le plissement sur-signifie une souffrance, un état-limite, une pathologie. Ce serait la catégorie de Sean Penn, aux yeux éternellement contraints au milieu d’une face toute entière ramassée sur leurs contours, une espèce de constipation post-Actors’ Studio où les yeux plissés fonctionnent comme une synecdoque. L’autre catégorie est à l’inverse, tout en retenue. C’est celle des marmoréens, et leur plissement se referme au contraire sur un mystère, les yeux sont réduits à une paire de sutures qui agit comme filtre. Ce sont des yeux qui ont beaucoup vus, souvent trop. Derrière leur repli se cachent expérience, sagesse, secrets douloureux. Ce sont les yeux de Clint Eastwood dans les westerns, les siens surtout. Parce qu’il a beaucoup vu, c’est un regard qui tue aussi, moins fenêtre que meurtrières.

Ce sont des yeux qui vont bien au western, parce qu’ils nourrissent un motif qui lui est souvent consubstantiel : la fatigue. Les héros fatigués du western plissent les yeux d’avoir croisé trop de soleils : c’est ce que joue Ed Harris dans Appaloosa, qui est un western de la fatigue mais pas un western crépusculaire. Le soleil y tape dur au contraire, les visages sont secs, leurs replis sont autant de coupures (celui de Viggo Mortensen porte l’idée comme un blason, avec son front barré en son milieu par la marque du Stetson, peau brûlée au-dessous, immaculée au-dessus). Dans nul autre genre, les visages comptent comme dans le western, et la réussite d’Appaloosa tient d’abord à ça, au goût des visages, à la conviction qu’un visage peut tout dire, qu’il peut prendre tout le récit à sa charge pourvu qu’on sache le filmer. Appaloosa consiste d’abord en cette déclaration de foi, un amour saisissant pour les gueules coupantes qui font récit toutes seules (Jeremy Irons et Lance Henriksen sont aussi de la partie, somptueux visages en pâte à sel, quoique celui d’Henriksen se soit un peu empâté avec le temps). Le duo gémellaire formé par Harris et Mortensen, par exemple, tire sa force de ce que ces visages se ressemblent, qu’ils semblent avoir été tannés aux mêmes soleils, que, dans les échanges, l’un fonctionne toujours comme le corollaire de l’autre.

Ainsi armé, le western de Ed Harris peut réussir, modeste et élégant, tout ce que ratait cette année le remake par Mangold de 3h10 pour Yuma. C’est-à-dire : se baigner paisiblement à la source des grands motifs du western classique, jouer à faire comme s’ils n’étaient pas mort, enterrés sous les 70’s. La trame est on ne peut plus classique. On y trouve une petite ville minière tombée sous la coupe d’un propriétaire veule et meurtrier (Irons), et une paire de fines gâchettes (Harris et Mortensen) appelées à y rétablir l’ordre. Sur place, les briscards prennent les rênes puis le personnage de Ed Harris tombe amoureux et manifeste le désir de s’installer, rompant de fait la collaboration avec son comparse. La question de la loi, la mort de la Frontière, la civilisation qui redistribue les cartes, l’amitié virile et hawksienne, tous ces motifs archi-classiques passent au tamis sobre et délicat du film, filtrés par le regard de Harris, dessinant Appaloosa en épatante série B échappée de la fin des 50’s – là où le Yuma de Mangold ressemblait, lui, à une attraction Eurodisney. Pour ce refus absolu du mémento postmoderne, pour sa croyance solide dans la pérennité du genre, Appaloosa est, de loin, le western le plus racé et convaincant qu’on ait vu depuis longtemps.