Gros flop aux Etats-Unis, Alexandre débarque en France avec des airs de bras cassé du genre. On tient là pourtant l’un des films les plus étranges et facinants qui soient, et très probablement le meilleur néo-péplum depuis Gladiator. D’Oliver Stone, cinéaste virtuose et parfois simpliste, voire pataud (paradoxe souvent heureux dans sa filmographie), on pouvait craindre une longue odyssée convulsive et dégénérée, une patte reconnaissable entre toutes mais qui, sur un film de près de trois heures, assommerait le spectateur comme une enclume. Tout le contraire à l’arrivée : une oeuvre à l’exemplaire fluidité, extrêmement légère, et qui menace à chaque instant de se briser sous l’effet des multiples élans qui la creusent.

Premier tour de force, les deux scènes de bataille qui ouvrent et ferment le film, la première en plein désert, la seconde dans une forêt vierge d’Inde ou de Birmanie. L’une saisit dans sa façon d’inclure à la représentation de la barbarie une vision de stratège halluciné (les allers-retours entre plans aériens et gros plans), l’autre sidère par sa puissance formelle (la folie de Stone tournant à plein régime dans un face à face démesuré entre éléphant et cheval). Les deux s’imposent comme les plus belles séquences d’action vues depuis des lustres. Pour le reste, le film est un étrange dédale de potentialités dramatiques, de l’homosexualité d’Alexandre (choix qui occasionne un nombre assez touchant de séquences intimistes et flirtant avec le kitsch) aux multiples références qui sont faites ici, sans le moindre degré moralisateur, de l’Amérique post-11-Septembre.

Ainsi Alexandre avance-t-il sans choisir ni trancher entre l’une et l’autre de ses perspectives (profondeur de la fresque à grand spectacle ou imaginaire délicieux et désuet de la fable, comme les séquences de narration par le vieil Anthony Hopkins). Toute la force du film réside dans cet aspect anti-Gladiator : contre le terrorisme sublime de la mise en scène de Scott, Stone multiplie les niveaux de narration jusqu’à diluer tout point de fuite dans la pure et simple représentation d’un impossible présent mythologique. La fluidité du style, la beauté et la sincérité de l’ensemble donnent à Alexandre l’incandescence colorée d’une aile de papillon : légèreté aérienne et virtuose, mais aussi fragilité bouleversante, toujours sur le fil du doute ou de l’inconfort. Grand film.