Après Don Quichotte (Honor de Cavalleria) et les Rois Mages (Le Chant des oiseaux), le catalan Albert Serra met les bouchées doubles et réunit Casanova et Dracula dans Histoire de ma mort. Sa méthode est restée la même : rigueur conceptuelle + totale inconscience + beaucoup, beaucoup de confiance en soi. Il ne faut pas se méprendre sur la frime de Serra, qui adore en rajouter (après une deuxième vision du film, difficile par exemple de croire complètement à ce qu’il raconte sur le format). Sa forfanterie est indissociable de l’énergie et de l’audace, bien réelle, qu’il met dans son cinéma. Plus simplement : il faudrait être vraiment rabat-joie pour reprocher à un cinéaste de s’amuser en faisant ses films.

 

 

Quel a été le point de départ du film ? Casanova ou Dracula ?

Dracula. Et pourtant, des deux, c’est celui qui m’intéressait le moins. Un producteur roumain m’avait suggéré d’appliquer à Dracula le principe de mes deux premiers films, c’est-à-dire, en quelque sorte, de démythifier le mythe. En soi, le défi m’a plu, même si le fantastique ne m’intéresse pas beaucoup et que je n’ai vu que très peu de films du genre.

 

Pourtant la seconde partie du film, qui est très impressionnante, relève du fantastique pur. Et tu cites assez explicitement Nosferatu ou Vampyr.

Oui, j’ai voulu filmer vraiment la terreur, le Mal. Et j’ai effectivement revu Nosferatu et Vampyr. Mais Dracula ne m’intéressait pas suffisamment pour faire tout le film autour de lui : j’ai essayé de lire le livre de Bram Stocker, ça m’est tombé des mains. Donc j’ai eu l’idée de croiser cette histoire-là avec quelque chose dont je me sentirais plus proche, et j’ai pensé à Casanova, dont j’étais en train de lire les mémoires. L’atmosphère du XVIIIème siècle, le rationalisme, l’appétit pour le plaisir et la connaissance, l’esprit d’ouverture au monde, tout ça m’intéressait beaucoup plus. Et je me suis dit que les deux figures fonctionneraient bien ensemble, parce qu’elles incarnent deux perspectives parfaitement opposées. Dracula évoque un monde beaucoup plus obscur, violent, ésotérique : c’est un personnage plus métaphysique, refermé sur lui-même. Ce sont deux réponses opposées à la même question : comment trouver la satisfaction de nos désirs ? Où est le vrai plaisir ? Du côté mondain et éclairé, avec Casanova ? Ou dans les ténèbres avec Dracula ? Le film laisse entendre que Dracula gagne… En quelque sorte, je voulais filmer le basculement du rationalisme au romantisme, à une perspective plus dix-neuvièmiste.

 

C’est réellement un basculement : quand Dracula finit par apparaître, le film semble littéralement vampirisé. Tout a l’air se dérégler, alors que rien ne change en apparence. Comment as-tu procédé ?

Il y a comme une désintégration du temps, de l’espace, du point de vue, qui fait glisser du naturalisme vers l’abstraction. C’est un principe de contamination, qui touche aussi bien les personnages que le décor, et qui passe notamment par le son, que j’ai beaucoup travaillé dans ce sens. Le son opère entre les plans des transitions à la fois naturelles et très artificielles.

 

Entremêler naturalisme et artificialité, c’est un peu la clef de ta méthode. Là encore, les acteurs sont des non-professionnels, que tu plonges dans un cadre formel à la fois très élaboré et très libre…

Oui, et j’ai poussé ce principe encore un peu plus loin ici. L’essentiel des dialogues est reconstruit au montage. Je fais des prises extrêmement longues, je tourne en continu, et contrairement à mes précédents films, celui-ci était très dialogué. Mais au montage, il m’est arrivé de raccorder des pans de dialogues qui n’avaient en fait rien à voir les uns avec les autres. Par exemple : un personnage pose une question, et je monte un contrechamp qui est en fait la réponse à une autre question. Le résultat est naturaliste en apparence, parce que c’est un simple champ/contrechamp, et que les acteurs sont très naturels, mais en fait cette tricherie permet un décalage subtil, une impression d’étrangeté à peine ressentie.  Au montage, c’est extrêmement fastidieux, parce que comme je tourne beaucoup, je suis noyé sous les rushes. Ici, j’avais 440 heures de rushes, et cette fois j’ai monté le film seul. Ça m’a pris un an et demi, c’était vraiment un travail de Chinois. Le plus dur, ça a été de trouver l’équilibre entre les deux pôles du film, trouver le moyen de faire rentrer le monde de Dracula dans celui de Casanova.

 

D’ailleurs, le film ne les réunit jamais vraiment. As-tu pensé, à un moment, les faire se rencontrer ?

Mon producteur m’y incitait, mais je savais que ça ne marcherait pas. Pour réussir un truc pareil, il faudrait être très bon sur les dialogues, et je ne voulais pas que ça sonne écrit, je préférais rester dans quelque chose de plus atmosphérique. Pourtant j’ai l’habitude d’essayer un maximum de choses au tournage. C’est devenu ma politique : si j’hésite ne serait-ce que cinq secondes entre deux idées, je filme les deux, pour ne pas perdre plus de temps à réfléchir. L’idée, c’est d’annihiler tout jugement critique : j’essaie tout ce qui se présente, et ensuite je vois ce qui se passe au montage. C’est pour ça que je persiste à ne pas utiliser de moniteur vidéo : je ne veux voir aucune image du film pendant le tournage. Parce que si ce que tu vois quelque chose qui ne te plaît pas, tu commences à déprimer. Je préfère déprimer au montage et garder une bonne énergie pour le tournage. J’ai confiance en moi, confiance dans le choix de mes acteurs, c’est suffisant.

 

Tu n’as découvert les 440 heures de rushes qu’au moment du montage ?

J’ai vu les images une fois, et ça m’a valu de faire un truc un peu dingue. J’avais décidé de tourner le film au format 4/3. Au milieu du tournage, je me suis rendu compte que le résultat ne me plaisait pas, alors je me suis amusé à voir, avec un filtre, ce que donnerait le film en 2.35 – soit, à l’inverse, le format le plus large possible. J’ai trouvé ça génial, et j’ai donc décidé que le film serait en 2.35, ce qui impliquait de récupérer beaucoup de champ en largeur, et d’en perdre beaucoup en hauteur. Mais je n’ai pas prévenu le chef opérateur. Je ne voulais surtout pas qu’il commence à « composer » en 2.35. Donc, il a continué à cadrer en 4/3. Au final, la moitié de l’image du film correspond à une surface que le chef op’ n’avait pas cadrée. Forcément, il y a eu un peu de déchet, parce qu’en recadrant on attrapait plein de choses pas prévues dans le cadre. Mais le résultat est beaucoup plus spontané et étrange, c’est une image un peu aléatoire.

 

Comment le chef op’ a-t-il réagi ?

Pas très bien ! Mais il a fini par comprendre ce que j’avais voulu faire.

 

C’est très significatif de ta manière, un peu paradoxale, de travailler : un mode opératoire a priori très strict, à partir duquel tu t’autorises un lâcher-prise total…

Oui. Par exemple, maintenant, je ne communique plus du tout avec l’équipe sur le tournage, volontairement. Je ne donne pas d’avis, je ne réponds pas aux questions, qu’il s’agisse des acteurs ou des techniciens. Ça créé chez eux une forme d’insécurité qui se révèle très productive. Et puis, là-dessus, je suis comme Fassbinder : si c’est pour tout faire moi-même, alors autant faire le film tout seul ! Le tournage est un work-in-progress constant. La première règle, c’est de se lever tard, parce qu’on fait la fête tous les soirs. Je déteste l’idée du tournage « efficace », où tout le monde se lève tôt.

 

Le fait qu’il s’agisse d’un film plus complexe que les précédents ne t’a pas incité à plus de rigueur ?

Il y avait plus d’argent en jeu, mais fait en sorte de l’oublier. Si tu commences à penser à ça, c’est le meilleur chemin vers l’académisme. Je ne fais jamais aucune répétition, je ne parle pas des rôles avec les acteurs, tout commence le premier jour de tournage. Mais j’ai rarement de doutes sur un tournage. Je sais que je suis très bon pour le casting, donc je fais confiance à mes intuitions.

 

On retrouve d’ailleurs Lluis Serrat, qui jouait déjà dans Honor de cavalleria et Le Chant des oiseaux. Là encore, il est prodigieux, tout en donnant encore le sentiment d’être complètement perdu. Au bout de trois films, on aurait pu imaginer que son jeu se serait « professionnalisé »…

Il aurait pu, mais je suis malin, je trouve toujours le moyen de casser ça. Lluis est incroyablement élégant et photogénique, de manière tout à fait inconsciente. Du fait de sa corpulence, il a des gestes, une manière de se déplacer, totalement inattendus. Quand la vampire, à la fin, essaie de le mordre, il a une réaction incroyable, vraiment déroutante pour le spectateur. Son innocence en fait une figure tragique dans le film, c’est le seul personnage vraiment pur. Pour une scène d’Honor de cavalleria, je lui avais demandé de penser à un épisode triste de sa vie, et il m’avait répondu : « Je n’ai jamais rien connu de triste ». Depuis, Lluis, que j’avais simplement repéré dans la rue, n’a pas changé, il n’a rien appris du cinéma, il reste absolument sauvage et innocent. Je pourrais dire de lui ce que Dalí disait d’Harry Langdon quand il parlait de sa « vie involontaire, comme celle d’une goutte d’eau » : « Quand il tord sa bouche pour sourire, quand il a déjà souri, il en s’est toujours pas rendu compte de ce qui s’est passé et il ne s’en rendra jamais compte. Harry est la vie élémentaire, purement organique. Il vit au-delà de l’existence de ses propres gestes (…) Il bouge comme s’ouvrent les cosses de haricots, toutes seules (…) Harry Langdon est une des fleurs plus pures du cinéma et de notre civilisation. »

 

Comment as-tu choisi les autres acteurs ?

Celui qui joue Casanova était conservateur dans un musée de Barcelone, je l’avais juste croisé une fois ou deux. Je l’ai choisi parce qu’il ressemble vraiment à Casanova. Il est poète, par ailleurs, et s’intéresse beaucoup à Casanova. Par contre, dès le premier jour, il s’est révélé incapable de mémoriser la moindre des lignes que j’avais écrites pour lui. Du coup, je suis revenu à la méthode plus libre de mes précédents films. Celui qui joue Dracula est un ami à moi, il est superbe. Son chignon est une idée du costumier.

 

Tu évoquais Fassbinder. Sur le plan de la méthode, as-tu été inspiré par des cinéastes en particulier ?

J’ai beaucoup d’admiration pour Warhol, et des films comme Chelsea girls. A priori, son monde est très éloigné de celui de mes films, mais je crois que mes parti-pris sont assez proches. Il préférait filmer des gens qui venaient de l’Amérique profonde, plutôt que des professionnels. Il parvenait à mêler une approche ultra-conceptuelle avec une dimension très matérialiste et concrète, tout ça avec de manière très naturelle, très confiante. Je crois que je vise un peu le même genre d’équilibre, j’aime bien faire cohabiter les extrêmes.