Chro_ La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était pour la sortie de Go Go Tales. Vous nous disiez que tourner à Cinecittà vous avait fait éprouver l’influence des grands cinéastes italiens, en particulier celle de Fellini. Aujourd’hui, vous sortez un portrait de Pasolini

Abel Ferrara_ C’est une histoire de racines. Qu’est-ce que tu veux, je suis italien, enfin italo-américain, ce qui revient au même : je dois avoir une quinzaine de cousins dans un bled d’Italie, mon grand-père a débarqué de là-bas. Ok, ma mère est irlandaise, mais je n’ai pas grandi avec sa culture. Hormis l’alcoolisme, j’ai tout hérité du côté italien !

Comme souvent devant vos films, on se demande quelle part de vous-même on peut retrouver chez le héros dont vous retracez la chute. Y a-t-il un peu de vous dans ce Pasolini ?

C’est plutôt le Pasolini de Willem Dafoe. J’ai conçu le film autour de lui et de sa performance, et c’est comme cela que j’avais procédé pour Go Go Tales et 4h44 : Dernier jour sur Terre. On a une affinité de plus en plus forte, au point qu’on est presque devenu une seule et même personne. C’est donc à lui qu’il faudrait demander ce qu’il voit à travers Pasolini. Je pense que son jeu reflète non seulement l’aura de Pasolini, mais aussi celle de tous les cinéastes avec qui il a bossé.

Vos trois derniers films ensemble formeraient donc une sorte de trilogie autour de votre connivence spirituelle avec Dafoe ?

Oui, dans les trois films, il joue un type borderline, scandaleux. La seule différence, c’est qu’il a vraiment créé de toute pièces les personnages de Go Go Tales et de 4h44. Pour Pasolini, il a travaillé sur ce qu’il savait de Pasolini, sur notre fascination commune pour ce type.

C’est un choix osé, parce que l’on a une image très forte de Pasolini, et que Dafoe a lui-même une persona très affirmée…

Je ne sais pas quelle image tu as de Pasolini, mais c’était un vrai dur ! Face à lui, en interview, pas moyen de bavarder : c’est lui qui t’aurait posé les questions ! Et il aurait répondu par oui ou par non, en allant droit au but. Willem lui-même a une personnalité dure, glaciale. Je le trouve parfait. 

À quoi tient votre fascination commune pour Pasolini ?

Tu parlais de Fellini : j’aurais aussi bien pu faire un film sur lui, sauf que Fellini n’est pas mort sur une plage en plein milieu de la nuit. Fellini n’était pas un militant radical. Fellini était brillant, mais il n’a pas eu à assumer un film aussi rentre-dedans qu’Accattone. Pasolini était un poète, un éditorialiste furieux, une force de la nature, un fou génial qui pensait hors des sentiers battus. Je voulais faire un film sur un poète, et pas sur un putain de réalisateur de films. Ça, je l’ai déjà fait.

Oui, avec The Blackout. Mais justement, on retrouve ici la même idée, qui était également à l’oeuvre dans Go Go Tales : l’art et le spectacle supposent une lutte pour garder le contrôle, qui tient du combat métaphysique…

Oui, parce que l’idée, c’est que tu dois perdre le contrôle. Ou plutôt, tu dois regarder le chaos en face, et t’y heurter de plein fouet. Ce qu’il y a de superbe avec Pasolini, contrairement à mes autres personnages d’artistes ou d’entertainers, c’est que lui recherchait activement ce chaos. Il se foutait lui-même dans l’ouragan. C’est ce qui en fait le plus passionnant des cinéastes : contrairement aux autres, contrairement à moi, il faisait des choix. Tout ce qui lui arrivait était le résultat d’un choix, depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

À la différence de beaucoup de vos personnages, qui, de Bad Lieutenant à Welcome to New York,  sont autant crapules que martyrs, Pasolini est peut-être votre première figure réellement « héroïque », même s’il s’agit d’un héroïsme désespéré… 

Tout se joue en bossant avec le comédien, en façonnant sa performance. Et je ne demande jamais aux comédiens de chercher spécifiquement une qualité ou une autre, chez DSK ou chez Pasolini : quand Dafoe construit son personnage, il procède comme s’il jouait un personnage purement fictif, comme s’il avait un rôle de composition. Et puis, cette histoire d’héroïsme désespéré, je ne sais pas… C’est toujours ça, le cinéma, non ? Quand tu filmes quelqu’un, que tu le veuilles ou non, tu filmes un périple de la vie vers la mort. Ce qui m’intéresse, c’est que la caméra capte un morceau du périple sans rien juger. Et le but, c’est qu’une fois devant le film, tu ne le voies plus avec des yeux de juge, mais avec les yeux amoraux de la caméra. Tu piges ?

En tout ça, on sent que vous n’avez pas voulu tirer de la vie de Pasolini un « biopic » traditionnel…

En effet. Je vais voir parfois ces biopics hollywoodiens, parce qu’en tant que réalisateur américain, je suis fatalement influencé par Hollywood. Mais dans ma manière à moi de tourner un biopic, il y a cette façon de ne pas juger. Je vise même le contraire : je veux m’inspirer du type que je filme. C’est comme une sorte de méditation zen : je veux apprendre de l’homme dont je raconte l’histoire, comme si c’était un guide, un modèle. Qu’est-ce qui l’a rendu si fort, si grand ? En tournant Pasolini, j’ai l’impression de marcher sur ses traces comme si j’étais son élève.

Qu’en est-il de DSK, alors ? On a beaucoup lu que vous étiez particulièrement dur avec Devereaux, le personnage joué par Depardieu…

Ce n’est quand même pas si simple, si ? J’ai de l’empathie pour ce gars-là. Je sais ce qu’il traverse, je l’ai traversé aussi. Je ne le juge pas. Crois-le ou pas, mais c’est Gérard que je filme, pas Strauss-Kahn. Et fais-moi confiance : c’est un super bon professeur, lui aussi ! Il est parfait quand il s’agit de te dire ce que tu dois faire ou non.

Typiquement, Devereaux est à la fois un criminel et une victime.

Oui, mais ça c’est quelque chose qui est propre à New-York. C’est ce que raconte le titre. Là-bas, les ambitieux font la loi, et la police veut absolument trouver des coupables. Quitte à les créer, ou bien à faire empirer les charges contre les criminels qui existent déjà. C’est pour ça que Devereaux est l’exemple parfait du criminel qui est en même temps une victime. La façon dont l’autorité new-yorkaise lui court après, c’est une sorte de retour au Moyen-Âge, on le flanque en taule comme on le flanquerait dans un donjon.

On sent dans Pasolini une forme d’apaisement, déjà sensible dans 4h44. On ne vous aurait pas imaginé faire une pareille hagiographie à l’époque de Driller Killer, ou même Bad Lieutenant

À l’époque, j’étais en colère, mec. Les artistes étaient tous en colère. On était de véritables salopards en furie. Des rebels without a cause. On cherchait à prouver quelque chose.

Quoi donc ?

Qu’on pouvait faire un film et survivre. J’ai mené ma carrière pour prouver que je pouvais survivre hors des jupes de ma mère. Maintenant qu’elle est morte, je peux le dire !