A l’instar de Brian de Palma ou Clint Eastwood, Gus Van Sant est l’un des rares auteurs majeurs du cinéma américain capable de digérer les pires contraintes hollywoodiennes pour faire oeuvre personnelle. Après avoir transformé un mauvais projet de remake en grand objet théorique (Psycho), le réalisateur de Drugstore cowboy s’approprie un récit d’initiation quelconque et le porte vers des hauteurs inespérées. Le postulat d’A la rencontre de Forrester n’est d’ailleurs pas sans évoquer celui de Will Hunting, les deux films étant construits autour de la même interrogation. En substance : le génie peut-il s’affirmer au cœur de la misère ? Question stupide qui entraîne, scénaristiquement parlant, son lot d’embûches scolaires, de contradictions sociales et de séniles Socrate (Sean Connery succède, et c’est tant mieux, à Robin Williams). Notre jeune héros se nomme ici Jamal (l’impeccable Rob Brown). S’il a grandi dans le Bronx et joue au basket comme un dieu, l’adolescent noir fait également preuve d’un incroyable appétit culturel qui cache un sérieux don pour l’écriture. Et lorsqu’il découvre la tanière de cette vieille branche de Forrester, auteur vénéré d’un seul roman culte, Jamal ignore encore que l’agoraphobe écossais deviendra son maître à penser et le révélateur de son immense talent.

Là où d’autres se seraient noyés dans une version gangsta-rap du médiocre Cercle des poètes disparus, Van Sant cultive une sensibilité poétique de tous les instants, loin du ronron lacrymal suggéré par une histoire qu’il n’a pas écrite. La première partie du film est à ce titre admirable, tout en langueur et lyrisme contenu. Le cinéaste n’est jamais aussi à l’aise que dans l’attente de l’action à proprement parler, profitant de cet espace vide d’enjeux dramaturgiques pour capter de son regard attentionné et chaleureux l’environnement de Jamal et de Forrester. Les choses les plus simples y sont filmées avec une sorte d’indéfectible croyance en la beauté, qu’il s’agisse d’un match de basket ou d’un visage adolescent. Parce qu’il semble amoureux de tout ce(ux) qui passe dans son champ, Van Sant déploie une énergie sensuelle, voire érotique, pour rendre compte de cette séduction instinctive qu’on appelle aussi la cinégénie. L’apparition de Jamal en blocs de chair épars et d’abord indistincts témoigne de cette ferveur traduite en fulgurances visuelles parfois abstraites (les compositions étonnantes d’un planétarium) mais souvent liées au corps (le ralenti qui accompagne l’entrée de la dream team universitaire).

A la rencontre de Forrester laisse ainsi une impression de plénitude artistique totale, où la rigueur narrative (Van Sant n’est pas un tout-puissant cynique) est parsemée d’audaces visuelles aussi discrètes que bouleversantes. Moins à l’aise lorsqu’il s’agit de filmer l’ennemi (F. Murray Abraham en méchant prof aigri) et le laborieux combat qui mène à la reconnaissance de son protagoniste, l’ami Gus clôt cependant son huitième long métrage par une ultime leçon de mise en scène : en plan fixe, une partie de basket-ball des rues, lointaine, sans artifices, où les sorties de champ résonnent comme autant d’adieux à un film et à un univers que l’artiste aura tant chéris.