Aux jeunes adeptes de Twilight, encouragés par une interdiction aux seuls moins de 12 ans, on conseillera d’attendre un peu avant d’aller voir cette déclinaison soft-porn de leur saga fétiche – pour rappel : le roman lui-même relevait de la « fanfiction », ce stade terminal de la pop-culture qui voit les groupies s’amuser à réécrire ou prolonger leur fiction préférée. Car d’une saga à l’autre, c’est le voile de la métaphore qui tombe, et l’âge adulte qui se révèle dans la réponse plus explicite à cette impérieuse question : qu’est-ce qui fait vraiment kiffer les filles ? Les filles, en général, puisqu’au principe de cette littérature mondialisée on suppose évidemment un imaginaire partagé par tous. Autant dire que la question mérite d’être prise au sérieux, en dépit du costume peu ragoutant de ce succès annoncé : celui d’un soap sirupeux et mal fichu, qu’accompagne une promo interminable faite de sex-toys dérivés, de portrait-robot de l’homme idéal, et d’avants-première « afterwork » avec coupes de champagne offertes. Dans ce type de consécration événementielle (l’adaptation d’un « bestseller mondial »), les films eux-mêmes sont en général anecdotiques, fidèles à la mauvaise qualité du papier trop blanc sur lequel s’imprime la littérature qui les inspire. Et le versant féminin de ce phénomène est peut-être sa manifestation la plus monstrueuse, dans son ambition de satisfaire un imaginaire féminin dévorant, façon festin de filles, comme s’il s’agissait de nourrir un énorme vagin denté.

De Twilight à 50 shades, donc, le vampire s’est transformé en Christian Grey, mécène et homme d’affaires richissime, tandis que Bella est devenue Ana, une banale étudiante en lettres. La question, elle, n’a pas changé : la jeune fille se fera-t-elle dévorer ? Le fantasme des jeunes filles est-il soluble dans le plaisir des grands méchants loups ? Aux crocs de Pattinson répond la sexualité exclusivement sado-masochiste de Christian Grey, confrontée au romantisme très policé d’Ana. Sur sa perversion, Grey s’explique régulièrement par une phrase limpide, « je suis comme ça », façon de dire : voici mon désir, accepte ou refuse le. À ce titre, le film est étonnamment peu moralisateur, même s’il s’aventure ici et là à quelques justifications vite oubliées.

Grey veut soumettre Ana qui, elle, voudrait seulement un petit copain avec qui aller au resto. Grey oppose un refus catégorique : la sexualité pour lui se gère comme une entreprise, le contrat sadomasochiste en est le terme ultime, fixant des règles strictes au-delà desquelles rien n’existe, ni imprévu, ni sentimentalité. De la sexualité, Grey représente ce qu’il y a de plus inhumain, de plus morbide. Et donc de plus excitant : tout le film peut être lu comme une sorte d’éducation à la pulsion de mort qu’enveloppe la sexualité.

Dans Twilight, le plaisir d’Edward se trouvait précisément dans la morsure, c’est-à-dire dans l’annihilation de Bella. C’était une merveilleuse métaphore pour figurer la peur panique de la sexualité, laquelle débouchait dans le premier volet de la série sur un puritanisme poétisé, désarmant d’innocence : puisqu’on ne peut pas coucher ensemble, allons discuter au lit toute la nuit. Dans 50 shades of Grey, Ana demande à peu près la même chose que Bella : elle veut un petit copain, dans tout ce que cela a de plus banal. Or elle apprend que non seulement Grey a été formé enfant au sadomasochisme par une maîtresse SM, mais qu’il a déjà hébergé dans son antre une quinzaine de femmes et que d’autres suivront certainement. D’où un type de chagrin assez simple et beau en soi, qui consiste simplement à faire le deuil de ses rêves et du fantasme de l’élection amoureuse, pour pénétrer le monde adulte : celui du plaisir.

La scène la plus curieuse du film est ainsi ce moment ou Ana et Grey, chacun à l’extrémité d’une longue table, rediscutent ensemble les termes du contrat sadomasochiste : pas de fist anal, ni vaginal, pas de suspension non plus. Grey, lui, devra condescendre à faire des sorties au resto et à dormir parfois auprès d’Ana. Ces renégociations ont ainsi lieu entre le puritanisme (c’est-à-dire, ici : les sentiments) et une rationalisation extrême de la sexualité. Entre le chaud et le froid, le désir et le plaisir, le courant tendre et le courant sensuel. L’idée, assez belle, étant que Grey a peur du romantisme d’Ana autant qu’elle a peur de ses martinets. Le puritanisme en devient une perversion sexuelle (jouissance de la rétention) comme une autre, qui rencontre adéquatement cette autre perversion qu’est la pratique SM – ainsi Grey, apprenant la virginité d’Ana, s’exclame « où étais-tu passée ? », comme s’il l’avait attendue depuis toujours.

Le succès mondial de la recette 50 shades tient peut-être au fond à ce dénominateur commun trouvé à deux élans apparemment contradictoires, et donc dans sa façon de couler le courant tendre dans le courant sensuel, pour trouver une forme d’apothéose dans leur conciliation, une plénitude érotique où le dîner en amoureux et la fessée seraient les deux revers d’un même imaginaire collectif enfin réconcilié avec lui-même. « Le masochiste est celui qui vit l’attente à l’état pur» écrivait Deleuze dans son introduction à Sacher-Masoch. C’est la définition-même d’une jeune fille romantique.