Raccord avec les Mayas, Ferrara annonce donc la fin du monde. Elle sera vue presque entièrement depuis le loft d’un couple new-yorkais, vaquant à ses occupations (action painting, danse, pleurs et sexe) à l’approche de sa dernière nuit. Sur le papier, le tableau effraie pour diverses raisons. Huis-clos apocalyptique, crise de couple bergmanienne, Willem Dafoe en nerfs : tout ça évoque à la fois le pire de Lars Von Trier (Antichrist) et les égarements mystiques de Ferrara lui-même, toujours sur une ligne très ténue entre sublime et grotesque quand il s’agit de spiritualité. Sauf que 4h44 Dernier jour sur Terre a cet art de décevoir les attentes, démarrant à brûle-pourpoint dans une journée d’adieu au monde semblable à toutes les autres. Tout va bizarrement de soi, la télé lâche froidement la sentence, le sort de la planète est scellé. L’ultime coït des amants est consommé dès le début, comme si Ferrara se délestait d’emblée des écueils mièvres attendus au tournant. Pas d’excès fiévreux, donc, place à une tension morne, une asphyxie à petit feu qui impulse le récit, entrecoupé par la friture audiovisuelle (JT funèbres, interviews d’Al Gore, messes ésotériques). En somme, l’apocalypse est mécanique : elle a le goût d’une fin d’après-midi new-yorkaise, elle pue la médiocrité, le ronron des avenues continue de vibrer malgré tout. L’angoisse statique remplace le marasme, comme si l’humanité résignée attendait son extinction depuis belle lurette.

 

La nonchalance distancée installe aussi une forme d’indécision, rappelant qu’il y a toujours eu deux Ferrara. L’un, mystique incurable, croit dur comme fer aux enjeux de ses personnages et déborde de compassion. L’autre, impitoyable, dresse d’eux dans le même temps un portrait effrayant. Les deux entrent parfois en conflit, comme dans ce loft peinturluré, où les marques de Ferrara sont floues – un pied dans la satire, un autre dans le premier degré. Que disent les confessions sanglotantes sur Skype, que dit la pantomime féline de Shanyn Leigh, insupportable mais excusée par son espèce de spiritualité animale ? Que penser de cette scène où le couple achète vaguement son salut en accueillant avec chaleur un livreur asiatique, réduit à une image de sympathique petit Chinois muet ?  Ferrara a parfois l’air d’épouser la vison, le trip de ses antihéros, imposant un peu facilement l’amour comme antidote ultime, à la fois jeune bouddhiste et vieux catho déçu.

 

D’un côté, on peut saluer sa schizophrénie, sa façon de définir l’humain comme salaud digne d’amour infini. La contradiction a toujours imprégné l’autoportrait de Ferrara, esquissé à travers les Keitel, Modine, Dafoe, pèlerins magnifiques et haïssables. Le problème, c’est que cette vision s’enlise dans une hésitation entre haine et pardon, fonçant tête baissée dans les fourre-tout judéo chrétiens (culpabilité, rédemption, etc.)  auxquels l’auteur de Mary reste chevillé. De même, la façon dont le film s’imbrique dans le regard de Dafoe est parfois suspecte : Ferrara lui met dans la bouche divers constats dépressifs sur l’absurdité de l’existence, puis l’embarrasse d’un enjeu minuscule (se faire ou non un dernier fix avant l’extinction finale ? Le junkie repenti a-t-il droit à un dernier excès ?). Quand Ferrara confond ses petits démons autobiographiques avec ceux du genre humain, son apocalypse semble un peu dérisoire.

 

Les discours professés par les mystiques drapés sont, eux aussi, à double-tranchant : se dessine anarchiquement une sorte de grand prêchi-prêcha hanté par une question vieille comme Bad lieutenant (où est passée la foi, la vraie ?), et auquel le recul fait défaut. Un plan, néanmoins, apaise cette inquiétude. Dafoe y est suspendu aux lèvres du Dalaï Lama qui, dans la télé, lance une charge contre la cupidité des hommes. Ferrara fait d’abord mine de boire ses paroles, mais raccorde sur le visage transi de Cisco, répétant les mots du chef tibétain, saisi dans tout son ridicule néo-bourgeois. Là, le recul et le « rire de Dieu » cher à Kundera refont surface.

 

Une fois acceptée la dualité de 4h44, il faut reconnaître le brio de son dispositif. Noyer la fin du monde dans une banale nuit d’errance new-yorkaise, c’est montrer que l’apocalypse est du domaine de l’ordinaire : la grande question qu’on se pose avant la fin absolue, c’est celle du pari pascalien, et elle vaut pour toute l’existence. D’où les dehors quotidiens de ce crépuscule, et la monotonie de son compte à rebours : de toute façon, le monde contemporain est déjàapocalyptique par essence. Signalée par de petits événements familiers, plausibles, la débâcle humaine est d’autant plus glaçante (Dafoe aperçoit une silhouette qui se jette d’un immeuble, sans bruit, la ville en bas continue de grouiller). A mesure que l’appartement, la ville s’éteignent, vidés des croyances et des idées, les maximes bouddhistes entendues depuis le début prennent leur sens (« the world is just a tiny image in your own mind ») : si le monde disparaît, c’est simplement parce qu’on cesse d’y croire. En prime, filmer l’hécatombe comme un psychodrame bourgeois, une sorte de sous-Christmas branché sur Skype, permet à Ferrara d’adresser quelques piques amères à ce microcosme, de regarder les amants comme des créatures pathétiques et paumées, enchaînées au matérialisme jusqu’au dernier souffle. Qu’il reste à cette humanité-là une poignée d’heures ou bien toute la vie, c’est la même chose : pour l’homme moderne, l’apocalypse, c’est tous les jours.