Dans le grand entretien qu’il accordait à Emmanuel Burdeau pour les éditions Capricci, Apatow disait de ses personnages qu’ils n’étaient jamais que des prolongements de lui-même, qu’il se retrouvait en chacun. Ce cinéma déduit de sa personne, il semblerait qu’il finisse, avec 40 ans : mode d’emploi, par se retourner contre lui : la sublimation (de l’individu Apatow à ses gentils et monstrueux alter ego) y est comme totalement pulvérisée, et la fable est devenue la simple, morne, photographie d’un instant T de la vie d’Apatow. Dans sa facilité, cette substitution (Paul Rudd ici remplace Apatow qui semble hanter toutes les scènes) a par moment quelque chose d’obscène, dans l’impression qu’elle laisse qu’une famille aussi heureuse qu’ennuyeuse nous offre sans retenue les portes de son paradis petit-bourgeois.

 

Le cinéma d’Apatow a toujours eu un pied dans le stand-up, l’autre dans un perfectionnisme moral (recherche du bonheur et d’une version plus morale de soi-même) qui a toujours été la valeur incontournable de la comédie de couple américaine. Le stand-up, c’est tout ce qui ancre les films d’Apatow dans leur temps, en fait un cinéma-hypertexte s’adressant à un public surcultivé, connecté, capable d’en déchiffrer les références, un cinéma tressé de mille fils issus de la pop-culture (séries, talk-show, cinéma, internet, stand-up, musique). C’est dans la logique du stand-up qu’Apatow fait un cinéma dit générationnel, faisant son miel du moindre petit aspect de la vie, et de la moindre référence un motif de connivence avec son public. Sa grande force (à l’opposé d’un Nicholas Stoller et de son sociologique et besogneux Cinq ans de réflexion), c’est qu’au fond de tous ses films luit une étincelle perfectionniste, chaque opus sacrifiant toujours un peu de l’air du temps à cette morale qui a pourtant tout de surannée, atemporel, figé dans le temps et dans le ciel de la morale – atemporalité qui est celle de l’admirable Comment savoir de James L. Brooks. Comme si le perfectionnisme y était au fond la seule issue possible pour le couple, la bande d’amis, comme pour le comique malade. Ce perfectionnisme branché, parce que mâtiné de stand-up, a sa formule : « don’t be an asshole ».

 

Ce canevas moral fait récit par lui-même, transformant tout quotidien en cheminement moral, injectant une téléologie dans la vie de l’homme ordinaire de la comédie. L’annonce de la venue d’un bébé, la maladie à combattre, le dépucelage à organiser sont autant de Mcguffins qui jettent devant les personnages un territoire à conquérir, et ce territoire est celui de leur perfectionnement. Perfectionnisme et stand-up, faire rire et faire pleurer, raconter une histoire qui à sa surface est parsemée de grumeaux comiques, c’est en somme la recette Apatow. Mais ce qui fonctionnait main dans la main travaille ici, souvent l’un contre l’autre : le territoire du perfectionnement est happé par le temps du sketch, qui lui est syncopé, non-dramatique, travaille à la connivence. L’horizon narratif est devenu un pré carré. Dans ce pré-carré, le talent d’Apatow reste par endroit intact dans sa manière notamment de creuser les situations jusqu’au malaise, d’étendre aussi loin que possible les ressorts de la chronique sentimentale.

 

Mais 40 ans : mode d’emploi se retrouve aussi, de fait, condamné à l’immobilisme : même si les apparences disent le contraire, il n’y a en fait rien à conquérir ici, et les entreprises volontaristes du couple (arrêter de donner de l’argent aux parents, surveiller une employée, manger sain, arrêter internet) semblent toutes de mesquines réformettes visant à maintenir un statu quo idyllique. En cela le film, et c’est très surprenant, se termine là où il avait commencé. Et ce sentiment de sur-place dans lequel se fige le film, c’est celui du sketch, prenant prétexte d’une histoire (« l’autre jour dans la rue… ») pour aligner les références générationnelles (Mad men vs. Lost, Rihanna vs. Graham Parker) ou les gags étouffants et sur-signifiants, comme cette scène de bougie d’anniversaire en forme de 38 alors que la mère fête ses quarante ans. Au lieu de se suffire de l’allusion au mensonge, Leslie Mann et Rudd en font des caisses, se disputent sans raison, hystérisant un cinéma de la parole et de la conversation inhérent à la comédie du couple. Ici plus de récit ni de conversation, juste le boursouflement du sketch, qui, disons-le, a parfois une réelle efficacité, mais empêche le film de travailler à sa cohérence.

 

40 ans : mode d’emploi, en cela, peut-être vu comme une sorte de passage de l’autre côté du perfectionnisme, de l’autre côté de l’idéal du couple américain – le film se présente d’ailleurs comme une quasi-suite d’En cloque, mode d’emploi. Et c’est ici que le film sait être beau, lorsqu’il révèle malgré lui ses vraies questions : un fois qu’on y est enfin, comment jongle-t-on avec le cauchemar du paradis conjugal ? Comment, dans nos rêves, s’y prend-on pour devenir des monstres ? Ce constat est tout entier résumé par l’affiche du film qui montre Paul Rudd aux toilettes avec son iPad pendant que Leslie Mann se brosse les dents et le regarde en semblant penser « This is 40 ! ». Il y a dans cette affiche quelque chose de terrible, ou « This is 40 » signifie en fait « nous sommes devenus nos propres caricatures, happés, résumables par nos objets et nos goûts – des bobos ». Un sociologisme désespérant qui rend toute tentative de récit, c’est-à-dire de jeu entre le réel et la façon dont on se le raconte, impossible. Le sketch a mangé la place du récit parce que le contentement de soi (et parfois son envers, le dégoût impuissant) a grignoté les aspirations.


40 ans : mode d’emploi ouvrirait ainsi la voie à une sorte de cinéma post-perfectionniste,  où il ne s’agirait plus de se rendre meilleur ou de trembler à l’idée de faire un choix, mais de faire le décompte de ses réussites : notre amour, nos enfants, nos boulots, notre revanche sur notre éducation (les scènes étonnamment glauques, et plutôt réussie, avec les pères). C’est cette dernière scène à l’hôpital, assez belle lorsque Rudd dit en substance à Leslie Mann : « ce n’est pas comme dans les films, quand tu veux sortir de l’hôpital tu sors, tu n’y es pas coincée ». La réplique est à l’image des obstacles artificiels ou trop prosaïques qu’ils trouvent à leur bonheur – ils peuvent en fait en sortir n’importe quand. Cette dernière scène ne dit rien d’autre que ça : tout, en fait, allait bien, les personnages n’avaient fait que s’égarer dans l’idée qu’ils faisaient tout mal. C’est au fond toute la morale de 40 ans : mode d’emploi : ils n’ont été malheureux que sur un malentendu. Pas sûr qu’Apatow ait tout à fait conscience d’avoir filmé ça : cette transformation du « Don’t be an asshole » en un « I love my life » claironnant.