La longue route qui nous aura mené vers ce 2046, de péripéties en effets d’annonce ineptes (la traditionnelle frigidité des réactions cannoises), n’aura pas été vaine : arrivé à bon port, aujourd’hui en salles, le plus beau film de l’année scintille déjà paisiblement. En son centre, sans surprise, le diamant In the mood for love, qui semble battre comme une sorte de coeur enfui. La vraie surprise ? Que l’idée d’un engluement du cinéaste dans son précédent film soit si radicalement invalidée par 2046. Il y a là, au contraire, une forme d’éloignement qui, dans son mouvement de deuil vis-à-vis du premier film, renverse complètement la donne : à l’intensité d’In the mood for love, lave en ébullition, 2046 oppose une froideur diffuse et flottante que les résidus apparemment intacts de son prédécesseur peinent à dissimuler -voile désuet des décors, repris au motif prêt, musiques vieillottes ou chatoyantes, absence fantomatique des valses et fragrances tourbillonnantes de Michael Galasso. Wong est passé de l’autre côté du miroir : d’un instantané du désir amoureux à une vision en retrait, ballade peuplée de spectres et d’androïdes sublimes et glaciales.

L’intrigue, loin du charivari démodulé annoncé, est une cathédrale à l’incroyable précision. Suivant le désir vagabond de Chow, le film se divise en trois grandes parties : passions diverses, charnelle, cérébrale ou romantique, sur lesquelles planent divers fantômes et souvenirs qui tous trouvent refuge dans un espace-temps inconnu -un mystérieux voyage en train prenant le nom de 2046. Le labyrinthe apparent s’ouvre vite en ligne droite cristalline. Trappes de velours, chambres closes, boîtes à fantasmes multicolores, arrêts et relance du mouvement, de désirs rentrés en étreintes, apparaissent comme autant de paliers faussement décisifs franchis par petits bonds ou enchâssements gracieux. Chow apparaît ainsi toujours au-dessus des événements (les ruptures sans un dernier regard), serein sous la gravité des deuils amoureux successifs, comme travaillé en creux par un mal si profond qu’il empêche le film d’adhérer complètement à ses diverses strates, avançant sans se retourner, comme trop pressé de perdre ailleurs un peu du temps qu’il lui reste. La profondeur est partout -chaque histoire s’imprime avec force en à peine quelques séquences-, mais elle s’évanouit en une multitude d’effets de distanciation : roman dont Chow tisse les multiples fils, discrètes trouées comiques ou triviales, design artificiel et futuriste de 2046.

Le flux compact de passion d’In the mood for love trouvait en deux lieux l’occasion de briser le fil du récit : couloirs étroits de l’auberge où le moindre frôlement recelait une intensité foudroyante ; décor grandiose d’Angkor où le film parvenait in fine à exploser dans un espace à la mesure de ses circulations souterraines. Dans 2046, au contraire, les couloirs de l’hôtel s’évident tristement, lieu de regards cachés et de bruits entendus à distance, de mesquineries et d’affronts, de jalousies et de craintes. Le train de 2046 est quand à lui le symétrique inverse des beautés à ciel ouvert d’Angkor : non plus un espace où se libérer de la charge des passions, mais celui où s’y perdre à jamais comme en une inquiétante toile d’araignée. Trois plans s’extraient alors de l’ensemble, scènes répétées, en noir et blanc et silence assourdissant, qui montrent Chow à l’arrière d’un taxi endormi sur l’épaule de chacune de ses conquêtes. Le gouffre qui semble alors séparer Chow de chacune d’entre elles (lui ivre ou assoupi, elles étonnamment absentes) révèle peut-être la clé de 2046 : à jamais post-In the mood for love, dans une consommation mécanique et désenchantée de la passion (le petit commerce ludique entre Chow et Bai-Ling, les androïdes à émotions différées). Le diamant In the mood for love s’est cassé, et avec lui tout effet de sidération. Qu’importe : ses morceaux éparpillés, comme autant de petites bombes à retardement, ouvrent un abîme dont la tristesse et la beauté n’ont pas fini de nous hanter.