12 Years a Slave pourrait d’abord passer pour le genre de drama mémoriel qu’Hollywood produit tous les dix ou quinze ans, rendu d’autant plus opportun par l’ère Obama. Mais la genèse du film est toute autre : bien avant que le projet n’atterrisse à Hollywood, l’anglais Steve McQueen travaillait au récit de Solomon Northup, citoyen noir américain réduit en esclavage dans les années 1840. D’une interview à l’autre, McQueen admet qu’un certain contexte lui fut certes profitable, mais dément avoir fait un film spécifiquement black  : seul compterait son regard de cinéaste. On veut bien le croire : on repère vite dans 12 Years a Slave l’occasion saisie par McQueen de porter à une échelle plus universelle sa fascination pour la destruction de l’individu – son grand sujet depuis Hunger.

Mais c’est justement cette fascination qui le conduit à se casser les dents sur les pires écueils. L’obsession pour la dégradation humaine, dans Shame et Hunger, avait pourtant le mérite de poser la bonne question : qui, au juste, est responsable de la destruction ? L’individu lui-même ? Le monde ?  Les deux, en tandem  ? Le problème revient ici, ou plutôt devrait revenir, de façon évidente : la trajectoire de Solomon, promené d’un maître à l’autre comme à travers une suite de « cercles » dantesques, invite à sonder le rapport pervers des bourreaux à leurs victimes. La rencontre d’Edwin Epps (Fassbender), tortionnaire dont l’addiction s’est déportée depuis Shame vers la maîtrise de vies et de corps, suggèrera même une piste passionnante : l’idée que l’homme blanc, rendu fou par l’horrible droit de posséder des vies, fut également (et toutes proportions gardées) la victime de l’Histoire. Mais tout se passe comme si McQueen contournait cette piste-là. Comme si, ne trouvant rien à ajouter aux tragiques constats de cette histoire, il se rabattait sur un simple défi de mise en scène (filmer la traite en abolissant toute distance, tout storytelling) en refusant de creuser les implications morales et psychologiques qui parcourent pourtant nettement cette odyssée infernale : Northup devient l’observateur affuté de cas cliniques, de tyrans inconscients de se détruire eux-mêmes, et dont le film ne fera hélas qu’esquisser les portraits.

Voilà donc le défi qui obsède McQueen : atteindre la frontalité parfaite, l’adéquation optimale de deux agonies, celle du public et celle des esclaves. Mais ses armes d’imagier, pourtant intactes, vigoureuses, tirent ici à blanc pour cette raison simple : McQueen est incapable de remonter aux noueuses racines psychologiques qui poussent l’homme à détruire (ou à se détruire), et d’autant plus incapable de s’infiltrer à l’intérieur des chairs et des esprits de ses personnages (esclaves ou tortionnaires). Faute de mieux, il déroule une sorte de partition homéopathique, une cure du mal par le mal consistant à scruter, non pas l’horreur elle-même, mais ses seuls phénomènes. Tout n’est que surface : surface des dos lacérés et purulents, surface des compositions gelées voyant Solomon s’étrangler au bout d’une corde, dans l’indifférence des silhouettes affairées dans la profondeur. En somme, l’extériorité gouverne,  aucun monde intérieur n’existe. Alors que McQueen répète dans le dossier de presse que la traite « doit être filmée du point de vue des victimes », sa position extérieure ne fait que tenir à distance la souffrance des esclaves. Son regard n’absorbe rien sinon des signes (coups et cris) qui finissent par évoquer une pantomime pour défilés commémoratifs. Que peut-il rester d’un tel tableau ? Une vision borgne, une Amérique coupée en deux, où les esclavagistes sont très méchants, les abolitionnistes très gentils, et notre martyr très ectoplasmique. Politiquement, c’est une vision légitime évidemment, mais en termes de représentation esthétique, on tombe là dans la pédagogie lénifiante et victimaire.

Pourtant, la virtuosité de McQueen lui permettait de lorgner vers l’intériorité. Elle l’aurait guidé vers l’impensable, vers les points aveugles, les zones troubles qui rendent l’esclavage d’autant plus cauchemardesque : à commencer par le point de vue des monstres. Sur ce plan, l’échec de McQueen évoque celui de Spielberg avec La Liste de Schindler : le Mal s’annihile faute d’avoir une quelconque consistance psychique. Tout est effectivement très simple de ce côté-là : les pires tortionnaires sont saisis comme des blocs de folie destructrice, le genre à décimer des familles au petit déjeuner ; les esclavagistes light se contentent de fermer les yeux au bon moment. Le seul génie du film, à cet égard, est de laisser malgré tout la possibilité déviante de s’identifier à ces gueules bien connues, presque œcuméniques – dont Cumberbatch, Paul Dano et Fassbender, donc, personnage-clé que McQueen ne filme qu’en vue d’atteindre un trop-plein, où le sadique devient une enflure pathétiquement burlesque, semblant même inspirer à Solomon une vague compassion.

Extériorité, toujours : McQueen ne fait que tournoyer autour de l’abjection jusqu’à la réduire à un affreux bal de marionnettes, refusant de prendre à bras-le-corps la complexité morale de l’Histoire (à moins qu’il ne faille voir dans cette négligence une lubie arty d’ex-vidéaste, filmant à dessein des surfaces et des enveloppes pour « interroger » des corps vides, des corps-objets, etc –  mais cette piste fait tant horreur qu’on n’ose même pas l’envisager). Rythmée par les violons d’Hans Zimmer qui finissent par agir comme jingle pavlovien, la traversée de l’enfer par Solomon bouclera la boucle en confirmant l’impression de départ : celle d’avoir affaire malgré tout à un drama mémoriel comme Hollywood en produira encore beaucoup, dans l’Amérique d’Obama ou dans celle d’un autre.