Si la production récente en matière de bande dessinée japonaise commence à être accessible en France depuis une dizaine d’années, son immense patrimoine nous demeure toujours, à quelques exceptions près, terre inconnue. Raison de plus pour saluer la sortie de Coups d’éclat, l’excellent recueil d’histoires courtes publié par Vertige Graphic (à qui l’on doit en outre la réédition du manga sur l’holocauste nucléaire, Gen d’Hiroshima), et signé Yoshihiro Tatsumi.

Cet auteur -considéré comme l’un des pères de la BD pour adultes au Japon- ne nous est pas tout à fait inconnu, faisant partie des tout premiers mangaka à avoir vu leur travail présenté en français, au sein de la légendaire revue « le Cri qui tue ». A la fin des années 70, celle-ci proposait des histoires réalisées aussi bien par des mastodontes comme Tezuka ou Ishinomori, que par des auteurs moins connus comme Tatsumi, dont l’univers désenchanté détonnait face au reste du magazine. Ironie du sort : il fut le seul à connaître alors un relatif engouement, et voir son travail publié en recueil en France (Hiroshima chez Artefact, 1983), mais aussi en Espagne et aux Etats-Unis, où il marqua une poignée de lecteurs avertis. Parmi eux, Adrian Tomine, le jeune prodige de la BD alternative US, qui préface aujourd’hui Coups d’éclat. C’est avec justesse qu’il loue ces histoires pour « leur réalisme, leur sexualité, leur manière d’éviter les fins habituellement nettes et heureuses, ainsi que leur vision sombre et pourtant si compréhensive de l’humanité », la lecture en parallèle de son album Blonde platine (Seuil) permettant de prendre conscience à quel point il est redevable à l’auteur japonais.

Coups d’éclat confirme en tous cas l’importance de Tatsumi au sein de la bande dessinée nippone, bien qu’il soit -à l’image des personnages de ses histoires- toujours resté en marge. Inventeur dans les années 50 du terme « gekiga » (« image dramatique »), qui désignait la BD pour adultes alors à ses balbutiements, il fut l’un des premiers à mettre au point au Japon un mode de récit ancré dans la réalité de son époque. Réalisées au début des années 70, les histoires composant le recueil sont l’aboutissement de cette démarche. Qu’il brosse en quelques pages le fiasco qu’est la vie d’un employé de bureau à la veille de la retraite, ou la descente d’un dessinateur de manga dans l’enfer de la pornographie, Tatsumi est du côté des exclus du « miracle économique japonais », dévoilant, par son regard sans concession mais sans jugement non plus, l’abîme vertigineux des bassesses humaines. Comme dans un certain cinéma japonais, l’intégration des personnages dans les décors reflète leur état intérieur, et c’est toujours au lecteur qu’il appartient, l’histoire terminée, d’imaginer leur sombre destin, évoquant ainsi les nouvelles de Raymond Carver. Contrairement aux autres pères fondateurs de la BD alternative japonaise, décédés ou ayant stoppé leur activité, Tatsumi se consacre depuis 1995 à une oeuvre autobiographique.