L’attente était grande avant d’ouvrir le premier tome de Nozokiana, ambassadeur malgré lui du cul nippon pas con. Rappel : au Japon, les bandes dessinées sont à l’origine conçues pour des magazines de prépublication, et chacun vise une cible spécifique. Sexe, âge, catégorie socio-professionnelle et goûts particuliers du lectorat déterminent ainsi la ligne éditoriale de chaque titre, et de fait, le type de récits proposés. Les magazines de bandes dessinées érotiques n’échappent pas à cette catégorisation, et jusque dans les moindres nuances : les lectrices férues d’histoires homosexuelles entre éphèbes différencient ainsi des sous-genres tels que le « Boy’s love » ou le « Yaoi ».

Mais en dépit de la grande diversité de la bande dessinée érotique japonaise, seuls les deux extrêmes du spectre fonctionnent vraiment en France : on trouve d’un côté la production mainstream, on ne peut plus basique, a.k.a « le cul pour le cul » (dessinez des femmes-fantasme clichés, ajoutez quelques tentacules, assaisonnez de fluides divers, servez chaud) ; de l’autre, l’œuvre de Suehiro Maruo ou d’Usumaru Furuya, dont les qualités artistiques transcendent la dimension érotique. À l’exception notable du travail admirable de Naoki Yamamoto (Asatte Dance, Blue), les mangas explicites cherchant à aller plus loin qu’un simple défouloir hormonal ont rarement fait le trajet jusqu’à nous… jusqu’en 2012, date de la sortie française du premier tome de Nozokiana.

Etalée sur treize volumes parus au Japon entre 2009 et 2013, la série s’amuse à inverser les codes du genre. Etudiants dans la même école d’art et voisins dans leur résidence, Tatsuhiko et Emiru partagent également un trou dans leur mur mitoyen, alternant soir après soir les rôles de voyeur et de maté(e). Un jeu de voyeurisme imposé par la jolie Emiru, qui dissimule bien son côté démoniaque sous ses airs angéliques. On s’en doute, au fil des volumes, les deux étudiants vont se haïr, s’aimer, se désirer, bref, passer par toutes les phases de la comédie romantique, tout en s’envoyant en l’air pour que Wakoh Honna puisse respecter son quota de scènes olé-olé. Des scènes néanmoins très sages au regard de la production nippone, et même selon nos critères, puisqu’en France Kurokawa déconseille le titre uniquement aux moins de 16 ans.

Il faut dire que le sel de la série ne vient pas des relations sexuelles mais humaines entre ces jeunes Tokyoïtes de 20 ans, une génération Y qui, sans sombrer dans les skins party, s’est débarrassée des complexes de ses aînés et aligne les plans cul via internet. Le sexe est en effet l’élément central de la relation entre Tatsuhiko et Emiru, tour à tour maître(sse) ou tributaire de la situation (les deux n’allant pas forcément de pair). À ce jeu du chat et de la souris, noyau central de Nozokiana, viendront peu à peu s’ajouter diverses couches de sentiments plus ou moins contradictoires. Au final, derrière son invraisemblable pitch de départ, Wakoh Honna pose, l’air de rien, certaines questions au cœur des relations hommes/femmes. Sexe et amour sont-ils indissociables ? Jusqu’où peut-on manipuler un(e) partenaire naïf(ve) dans son propre intérêt ? La fidélité va-t-elle de pair avec la jalousie ? Autant de questions essentielles que Nozokiana aborde par le biais de séquences d’une masturbation que l’on qualifierait difficilement d’intellectuelle.

Comédie romantique aux scènes de sexe épanouies, Nozokiana a fini par conquérir le Japon, où la série aux 1,5 million de tomes vendus est actuellement adaptée en film live (édulcoré, à n’en pas douter), destiné à devenir le Pretty Woman made in Japan. Bénéficiant d’une version française de qualité, tant sur le plan de l’adaptation que de la fabrication, la série fait partie de ces rares titres fripons qu’on ne dissimule pas au fond de sa bibliothèque, mais qu’on exhibe fièrement sur ses étagères. Mais pas à portée de main des petits neveux, tout de même.