En s’attelant à l’adaptation du Décaméron, chef-d’œuvre de la littérature italienne du Moyen Age, Vincent Vanoli se lançait dans une entreprise fort périlleuse, dont les principaux écueils pourraient se nommer académisme plat (ce que n’a su éviter Stéphane Heuet pour La Recherche du temps perdu) et synthèse impossible. Le Décaméron, au même titre que les Canzoniere de Pétrarque (qui entretint par ailleurs une correspondance avec Boccace), est de ces œuvres à la composition harmonieuse, d’une complexité rare et subtile, où les récits enchâssés se répondent en échos et annoncent l’exubérance créatrice du Quattrocento.

En 1348, alors que la peste frappe Florence, sept jeunes femmes et trois garçons décident de quitter la ville et trouvent refuge dans un château, authentique locus amoenus, endroit propice au badinage et aux folâtreries. L’usage sera pendant leur séjour que chacun raconte une histoire de son choix, à la tombée du jour, sous la direction d’un roi ou d’une reine. A l’issue de dix journées, cent histoires auront été contées, produisant là le fameux Décaméron rapporté par Boccace. De même que Blutch, dans son éblouissant Péplum, s’était inspiré très librement du Satiricon de Pétrone, Vanoli prend des distances notables et souhaitables avec l’œuvre de Boccace. Tout d’abord, il délègue judicieusement le récit à un narrateur premier absent chez Boccace, le moine Caruso, « assigné au service spirituel de l’honorable châtelain de Fiesole ». Ce moine plein d’esprit est accompagné d’un garde bourru et superstitieux, Luigi, qui assiste secrètement aux veillées par peur de la peste. Ce même Luigi s’immisce progressivement dans le groupe, jusqu’à conter lui-même une histoire, et ce que les exégètes pourraient qualifier de crime inexpiable à l’encontre de l’œuvre d’origine se révèle un véritable trait de génie. Interrompant le cours du récit, Luigi interrompt également le cours de la narration graphique, puisque Vanoli ne dessine plus l’histoire racontée mais le conteur et ceux qui l’entourent. Ces contre-pieds et trompe-l’œil participent d’une esthétique propre à une Renaissance en devenir, et l’œuvre de Vanoli est en cela plus fidèle à l’esprit de Boccace que ne le serait une adaptation littérale et donc impossible.

Vanoli nous livre une adaptation de dix contes, qui n’ont pas été choisis arbitrairement mais selon les différents esprits qui ont animé les dix journées, afin que ce choix reflète l’œuvre de Boccace en son ensemble. Cependant certains contes sont muets, le dessin devant se suffire à lui-même pour rendre intelligibles les enchaînements narratifs et formels sans autre médium que lui-même. Or ces enchaînements ne sont pas toujours d’une clarté absolue, malgré un découpage rigoureux, et le lecteur profane aura bien du mal à saisir le sens de certaines histoires sans se (re)plonger dans l’œuvre d’origine. Mais il serait injuste de souligner ces limites sans louer le superbe graphisme de Vanoli, assurément l’un des dessinateurs les plus doués de sa génération. Alternant les dimensions de ces cadres, jouant sur un montage extrêmement travaillé, il revisite les enluminures et gravures des manuscrits moyenâgeux pour restituer à l’œuvre de Boccace la sensualité des corps et la violence tantôt tragique, tantôt grotesque, qui l’animent. En ce sens, il répond au vœu du prince des conteurs italien et fait naître en le lecteur cette joie tant espérée.