Le plaisir reste intact. Tif et Tondu tombent dans les pièges de Monsieur Choc, taillés dans la plus belle étoffe de l’illusion feuilletonesque, avec des automates plus vrais que nature, des villas abandonnées, des portes dérobées, des miroirs sans tain, des apparences coupables et le soleil trompeur de la Côte d’Azur. De la poésie pure.

Mais voici un livre, et surtout une collection, qui pose un cas de conscience. Au début de sa carrière d’éditeur, quand il commença à faire paraître ses fameuses intégrales et rééditions patrimoniales en noir et blanc, Frédéric Niffle eut une idée en apparence anecdotique mais finalement plutôt inspirée. Il opposa les albums traditionnels, hauts et courts, et propres à la tradition belge, à une culture bien française plus favorable aux livres brochés, avec des couvertures souples, et des dimensions permettant une manipulation et un rangement plus faciles. En optant pour la seconde solution, Niffle élaborait une poétique du format dont le but était d’apporter une légitimation nouvelle à la bande dessinée franco-belge, travestie en « véritable » littérature et prête à côtoyer sur les rayonnages de l’amateur la Blanche de Gallimard et les romans graphiques de la meilleure réputation. Le choix du noir et blanc, s’il avait pour finalité de satisfaire les puristes du dessin, montrait aussi une volonté d’apporter davantage de sérieux aux publications – car les stéréotypes du 9e Art sont ainsi faits : quand c’est en couleur, c’est pour les enfants ; quand c’est en noir et blanc, c’est pour les adultes. Après une parenthèse assez longue, suite à la nomination de Niffle au poste de rédacteur en chef du journal Spirou, les activités personnelles de l’éditeur ont repris cette année avec le lancement d’une collection luxueuse, visiblement pensée pour faire saliver une fois encore tout inconditionnel de bande dessinée franco-belge, certifiée 100% « période âge d’or ». Cette bien nommée collection « 50/60 » conserve les grandes lignes de la politique éditoriale originelle de Niffle, et si le format a changé, la rigueur du noir et blanc a bien été conservée. Le découpage ne se fait plus en planches, mais en demi-planches, tels que les récits était souvent réalisés par les dessinateurs à l’époque, permettant une mise en exergue des dessins et des talents narratifs déployés (même si le lecteur perd l’unité de la planche et sa composition d’ensemble). Autre plume du journal Spirou, Hugues Dayez se prête à l’exercice de l’annotation, délivrant à chaque page anecdotes et éléments de contextualisation divers. Depuis la publication du premier volume de la collection au printemps, La Voiture immergée de Tillieux, on entend parler de ces livres comme de la « Pléiade de la bande dessinée ». Et c’est sans doute là qu’il  est permis de tiquer.

Les « 50-60 » sont de beaux objets, et leur qualité semble bien être aussi leur principal défaut : ce ne sont finalement que de beaux objets. En terme de travail éditorial, il est déjà regrettable que les planches publiées ne soient pas des scans d’originaux (comme pour les dernières histoires courtes de Franquin pour Spirou et Fantasio, rééditées récemment). Le choix fait ici a été de « décoloriser » les pages publiées en albums traditionnels, pour n’en garder que le trait – reconnaissons tout de même que ce travail est, semble-t-il, titanesque, et qu’il révèle une mise en relief bienvenue du graphisme de chaque auteur. Mais si l’on continue à être tatillon, cette dénomination de « Pléiade » peut vraiment être remise en question, car son modèle ne se limite pas à proposer de beaux livres, mais aussi et surtout des livres de référence en termes d’édition. La Bibliothèque de la Pléiade propose une publication complète des œuvres d’un auteur, ce qui n’est pas le cas ici, étant donné que l’on ne s’arrête que sur un seul tome d’une série. Si Pléiade il devait y avoir, on penserait plutôt aux intégrale dont Dupuis se fait le pourvoyeur depuis des années – et dont Tif et Tondu ont déjà eu l’honneur, d’ailleurs privés du traitement luxueux auquel ont eu le droit Gil Jourdan et d’autres. Mais ce qui est peut-être le plus contestable, ce sont les notes d’Hugues Dayez, qui ne sauraient prétendre à un véritable travail critique et génétique à la hauteur de l’ambition affichée. On a pu noter ses talents d’interviewer et de biographe dans une poignée de livres indispensables publiés il y a quelques années chez Niffle, mais les quelques lignes délivrées à chaque page se révèlent tout à fait décevantes, ressassant les mêmes informations déjà lues mille fois ailleurs (dans les intégrales Dupuis, par exemple). Plus qu’indigentes, ces notes parasitent la lecture du récit de Will et Rosy, et ne sont pas sans rappeler les éditions scolaires de poche où le commentateur se croit toujours obligé d’interrompre notre conversation avec l’œuvre pour rappeler un point absolument dispensable ou, mieux, pour paraphraser le texte. Une Pléiade aurait exigé une approche beaucoup plus audacieuse et moins systématisée, plus exigeante et plus analytique. Une préface ou une postface auraient encore été la meilleure option pour apporter un éclairage particulier et inédit, une véritable vision à même de renouveler le sens de la bande dessinée – car c’est bien de sens que ce genre d’édition a grand besoin, un travail sur la signification et sur les motifs autrement plus profond que cette grande sarabande fétichiste qui fait toujours tourner les mêmes adeptes autour des mêmes totems, et renvoie le reste au tabou. Bien sûr, on peut se pâmer d’admiration devant le dessin de Will et le génie d’intrigue de Rosy, mais qu’a-t-on appris que nous ne savions déjà ? Qu’avons-nous touché de la secrète moelle poétique qui fait tout le prix de ces magnifiques récits quinquagénaires ? Qu’avons-nous approché de la mystérieuse beauté de la bande dessinée ? Pas grand chose, en se contentant de les regarder de l’extérieur, d’en polir la surface et d’en nettoyer les contours, sans oser jamais franchir le seuil de la vision créatrice, et du véritable sésame d’un monde encore inexploré.