Les hommes en toge hypra virils sont à la mode: les brutus héros de Rome (nouvelle série en vogue signée HBO) et les sexy beasts de 300, sont suivis de près par un extrême oriental qui n’a pas à rougir face à nos antics méditerranéens façon Hollywood. Keiji, tel est son nom, ancêtre de Ken le Survivant (même auteur, même gueule et même amour pour la castagne) dispose lui aussi d’un charisme Chippendale à toute épreuve, mais l’humour en plus.

Ces sourcils épais (presque dignes de ceux de Golgo 13), ce menton pointu, ce regard bas et lointain, et ce brushing à toute épreuve (ici assorti d’une queue de cheval en poireau très années 80): Keiji a des allures de Ken le survivant, et pour cause : leur dessinateur est Tetsuo Hara. Bâtis sur le même modèle (un Stallone étiré), les deux héros n’ont cependant pas le même créateur : ici Buronson (pseudo inspiré de Charles Bronson, plus viril, tu meurs) a laissé la place à Keiichirô Ryû, scénariste né avant guerre versé dans les récits médiévaux.

Ainsi les fées de la Grande Histoire (celle du XVIe siècle nippon) se sont penchées sur Keiji, lui fournissant un alibi culturel formidable pour se fritter, sous couvert de nobles enjeux politiques, la tronche avec des gros méchants. Keiji a aussi gagné, par rapport au grand Ken, un humour bêta : voyez ce sourire narquois qui relève légèrement sa lèvre supérieure… Les fans de la moue désabusée de Ken seront surpris : Keiji la malice est un vrai comique ! Il fait la sourde oreille aux remontrances de ses aînés (quel gamin !), il glousse quand on le chatouille, il parade dans des tenues extravagantes, protégé du soleil par une ombrelle. Cela dit, c’est aussi un valeureux guerrier, on lui pardonne ; mieux, c’est pour ça qu’on l’aime, ce grand fou ! Et puis il tranche dans le lard comme personne, ce qui ne l’empêche pas d’avoir de l’honneur et le coeur sur la main. Ainsi tente-il de faire sourire la tristounette O-Fû, gamine devenue esclave d’un coupeur d’oreilles professionnel. C’est aussi cet aplomb, cette assurance tranquille et décontractée qui fait son charme.

On suit donc avec délectation les exploits en charcuterie de ce héros aussi couillu que délicat, toujours respectueux des dames, et en particulier de la fière Matsu, l’épouse de son oncle. Ce dernier complote, comme tous les guerriers à la retraite, dans une époque où le pouvoir passe de main en main sur un coup de sabre. La seconde moitié du XVIe siècle est en effet l’une des pages les plus complexes et passionnantes de l’histoire japonaise, avec ses jeux d’alliance entre seigneurs de guerre, avant que le pays ne soit unifié autour des shôgun Tokugawa, qui allaient régir le Japon de 1600 à 1868. L’imbroglio historique semble amuser Keiji au plus haut point, tandis que le lecteur s’accroche (ou pas) pour suivre les tenants et aboutissants d’un foutoir politique qui ferait passer la Révolution Française pour limpide.

Sans doute est-ce son contexte politico-historique qui vaut à Keiji d’être publié dans la collection « Sakka » de Casterman ; ce manga apparaît en effet comme une curiosité dans cet élégant catalogue auteuriste. Il est cependant édité en petit format, rejoignant ainsi l’inclassable The World is mine de Hideki Arai et ses deux féroces héros, dynamiteurs sans foi ni loi du Japon contemporain. Après tout, Keiji aussi est une bombe, même s’il s’agit d’un autre temps.