La Vie est belle malgré tout avait déjà été publiée en français chez les Humanoïdes Associés il y a plus de dix ans, mais il aura fallu attendre le mois dernier pour que le titre de Seth trouve enfin un écrin à sa mesure. Et l’expression n’est pas trop forte, tant le papier jaunis, la bichromie, la nouvelle traduction – plus fine -, et surtout la nouvelle couverture (fidèle à l’original américain) de la collection « Outsider » de Delcourt confèrent aux angoisses introspectives de l’auteur canadien une densité et une authenticité qui leur faisait défaut jusqu’alors. Pour parvenir à une telle réussite éditoriale, il fallait reconnaître Seth pour ce qu’il est, c’est-à-dire un égal d’Adrian Tomine, de Charles Burns ou de Joe Matt, tant la cohérence et la sensibilité de son œuvre sont impressionnantes. Cependant, comme Wimbledon Green, La Vie est belle malgré tout s’ouvre par une scène quelque peu horripilante, où se condensent nombre des défauts du genre autobiographique. Où l’on voit à quel point la représentation de soi-même est glissante, difficile à manier.

L’auteur se représente en famille, entretenant avec ses proches des relations dont il est seul à sortir indemne, comme si le propre du genre n’était que de se conforter dans la conviction de son propre supplément d’âme, comme si sa visée dernière n’était que de mesurer sa propre profondeur à l’aune de la superficialité de la vie quotidienne et d’autrui. Fort heureusement là n’est pas, et de loin, le fond du propos de Seth dans La Vie est belle malgré tout, et une lecture intégrale marginalise avec bonheur ce premier épisode. Car si la mise en scène du soi représente bien chez lui la recherche de sa propre profondeur, son ambition principale est d’éviter le double écueil de l’auto congratulation et de l’auto critique douteuse, cette humilité vicieuse déjà décrite par Spinoza. La beauté de l’album réside précisément dans la particularité microscopique et le caractère purement anecdotique de la quête que l’auteur oppose aux langueurs sclérosantes de la vie quotidienne, loin du mythe du héros solitaire et monolithique à la Eastwood. L’ego est ici source intarissable de doute et de contradictions. Si Seth use de la bande dessinée comme d’un miroir, ce n’est pas du tout pour se poser comme auteur absolu, et animer en sous-main toute une mystique de la création démiurgique (tentation que n’évitent pas, à notre avis, le Jimmy Corrigan de Chris Ware et, plus récemment, le Bottomless belly button de Dash Shaw), mais bien pour mettre au jour les ambiguïtés de toute introspection : même dans la fiction, Seth ne se montre pas créateur, mais collectionneur des illustrations d’un obscur dessinateur canadien, Kalo, publié une seule fois dans le New Yorker et tombé irrémédiablement dans l’oubli par la suite.

Et c’est là qu’on mesure la finesse admirable de son entreprise : montrer que l’individu qui s’inspecte lui-même est bien obligé de se confronter à ses propres contradictions, et de reconnaître qu’il ne peut pas se construire sans recourir à des modèles. Car celui qui ne se reconnaît pas dans le présent ne peut trouver de véritable authenticité que dans un éternel retour en arrière, qui lui-même n’est pas exempt de mauvaise foi. On comprend alors dans toute son acuité le refus de la modernité que Seth martèle, tel un leitmotiv, tout au long de l’ouvrage : loin des clichés et des généralisations faciles, cette nostalgie est belle parce qu’elle recherche l’anecdote pour elle-même, quitte à risquer de s’y perdre à chaque instant. Il n’est dès lors pas exagéré de dire que Seth retrouve les véritables racines de l’expérience romantique, celle du Spleen de Paris de Baudelaire : ce qu’il y de tragique dans l’existence, c’est d’être condamné à essayer de garder en mémoire la moindre particularité du passé, les choses les plus singulières possibles, précisément parce qu’elles sont seules capables de témoigner de nos petites existences face à l’écoulement indifférent du monde. Dès lors, très logiquement, la ligne claire de Seth relève fidèlement la topographie des villes canadiennes qu’il habite, et soutient brillamment la gageure de se faire le gardien de leur mémoire. Nulle nervosité n’est à desceller dans les différences d’épaisseur de ses coups de pinceau, comme c’est le cas dans l’école belge dont on a pu hâtivement rapprocher l’auteur canadien : ces variations témoignent au contraire de la fragilité des êtres et des choses face à la voracité du temps. Le plus fort est que l’auteur parvient à conserver la densité de la matière, pour donner à la nostalgie toute l’assise qui lui convient, et réussir à en communiquer l’impression à un lecteur qui ne l’a pas vécue. On ne mesure vraiment cette prouesse que lorsque l’on compare le résultat à des albums français aux ambitions très proches, tels certains titres de François Avril ou de Dupuy & Berberian : de ce côté-ci de l’Atlantique les décors, à force de se vouloir sensibles, finissent bien souvent par dématérialiser les corps et par tomber dans l’auto référence et dans la banalité.

Le résultat est donc impressionnant de cohérence, surtout si l’on songe à la difficulté de traiter un sujet tant de fois rabâché : on chemine dans La Vie est belle malgré tout comme dans un palais des glaces, où défilent sans cesse des facettes iridescentes et éphémères d’un même personnage, jusqu’à ce que se dessine une esquisse à peu près juste de la personne entière derrière tous ces reflets. Jusqu’à la quête mimétique de la biographie d’un obscur illustrateur du passé, tout participe de cette patiente reconstruction de soi par l’introspection et la nostalgie. On aurait donc tort de se priver de ce « roman graphique » incontournable, qui n’a rien à envier ni à la littérature, ni à la poésie.