Lose est un recueil de seize histoires courtes de Michael DeForge, jeune auteur encore inconnu en France mais très actif au Canada, son pays d’origine. Disons-le franchement, le préambule de l’auteur n’est pas engageant, et laisse présager le pire : DeForge y présente sa tentative de suicide comme la clé d’interprétation de tous les récits qui vont suivre. On redoute alors un grand déballage de l’intime, une introspection morbide et impudique à la manière des pires romans graphiques où le narrateur-auteur s’autorise une plainte lancinante sur des centaines de pages, se saisissant de l’atroce préjugé démocratique qui veut que rien de ce qui appartient à la subjectivité ne soit dénué de valeur. Par bonheur, il n’en est rien dans la suite de la lecture : nulle part DeForge ne reprend la parole en son nom propre, et surtout, à chaque fois, les récits sont portés par la puissance de leurs thématiques et par une démarche remarquable de cohérence et de maturité.

Le constat de départ est le même que celui d’auteurs postmodernes de la littérature américaine – on pense en particulier à David Foster Wallace et à Don DeLillo. Au fond, pour peu qu’on ait un peu réfléchi au développement culturel des sociétés occidentales, on ne peut plus croire que la norme crée le droit, et que le droit impose un ordre juste aux individus. Partout se lit la violence, la dissémination de l’identité, l’angoisse de ne pas réussir à se hisser au niveau imposé par les règles et de voir les autres nous y rappeler cruellement. Les codes ne sont plus que des violences symbolisées jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’annulation complète du sens, puisque seule compte leur force d’imposition. C’est bien ce que montre DeForge dans la généalogie fantasmée d’une famille royale fictive : les signes de la puissance, en l’occurrence les vêtements, étouffent les individus qui les habitent au point de les réduire à n’être plus que des spectres, des apparitions longilignes et fantomatiques. En société le corps est broyé, souillé, laminé, et même les belles échappées aériennes du récit « Chien 2070 » ne signifient pas une véritable libération du héros.

Bien plus, en remontant la pente de la généalogie on ne peut parvenir à aucune nature originelle et consolatrice. Non que la nature soit un ordre en soi, indifférent à la conscience malheureuse comme c’est le cas dans le sentiment romantique. DeForge est beaucoup plus radical, et c’est l’une des grandes réussites de Lose : comme le montrait Nietzsche déjà, il n’y a pas de nature derrière les normes de la culture. Ou plutôt : si la société repose nécessairement sur la violence, c’est bien que son sol de provenance, la nature humaine dont elle émerge, produit des individus raisonnables, normaux, aussi bien que des monstres. D’où la mise en scène, tout au long du livre, d’un bestiaire fantastique riche et cohérent : des êtres hybrides mi-hommes, mi-animaux, des vers doués de parole (à la manière du Toxic de Charles Burns), des cervidés utilisés comme moyens de locomotion, et même des araignées porteuses de charogne. Cette création repose beaucoup moins sur l’imaginaire qu’il n’y paraît : c’est que la nature est si peu une norme régulière, prévisible et connue, que toutes ces formes pourraient très bien en provenir découler. Il suffit de s’en apercevoir pour concevoir, du même coup, toutes la diversité dont elle est capable. Il serait vain d’y rechercher une harmonie perdue, à la manière de Christopher McCandless dans Into the wild, dont le récit « La vie au grand air » est une parodie.

Entre violence de la société et absence de stabilité naturelle, quelle est alors la place de l’individu ? Telle est la question postmoderne à laquelle DeForge se confronte dans Lose. La plus belle réussite de l’album tient dans la réponse qu’il y apporte. La solution de facilité, ce que Nietzsche appelle le nihilisme, serait de se tenir prudemment et confortablement à l’écart de la cruauté et d’attendre le moment où les conditions naturelles et sociales seront réunies pour se développer comme on l’entend, exprimer sa personnalité sans subir de violence. Mais avec les conditions naturelles et sociales qui ont été posées, l’attente peut durer longtemps, probablement toute une vie. Au contraire, la nécessité est toujours du côté de la transformation du corps et de la plasticité de ses métamorphoses. C’est par exemple, dans « Une connaissance », un jeune homme dont les organes se revêtent sans raison d’une combinaison SM et, dans « Sixties », la résignation d’une jeune fille devant la maladie qui risque de la transformer en animal. A la patience indéfinie, il faut préférer l’épreuve corporelle, quand bien même elle serait subie et engagerait la mort. Car le corps, lieu d’inscription de la culture et de la nature, est le seul moyen de transformer ses conditions d’existence. Ce n’est pas la solution nietzschéenne, mais c’est la grande leçon de l’impatience de l’adolescence – ou peut-être sa grande illusion –, génération à laquelle appartiennent presque tous les personnages du livre et dont l’auteur adopte toujours le point de vue.

On l’aura compris, l’ambition narrative de DeForge est similaire à celle de Charles Burns dans Black Hole, ou de Dash Shaw dans Body World. Mais d’un point de vue graphique, Michael DeForge entend opérer une synthèse entre la saturation psychédélique des formes naturelles et le relevé quasi-clinique des mutations du corps, dans un noir et blanc à même d’en garantir la clarté. Le résultat est aussi enthousiasmant que prometteur.