C’est l’histoire d’une bande dessinée qui pourrait ressembler à un téléfilm de fiction estampillé France 2. Tous les ingrédients sauce larmoyante et consensuelle sont en effet réunis : un écrivain cynique et blasé, alcoolique pour donner la petite touche indispensable de décadence (on est plus proche tout de même de Sollers que de Burroughs) ; un départ loin des mondanités de la capitale et un retour exaspérant à la nature ; une jeune veuve toute simple du nom de Marianne (elle est buraliste, pas un métier d’intello superficiel) et son fils qui redonnent le goût de vivre à notre ours mal léché, tout en retrouvant pour l’une un mari pour l’autre un père de substitution. N’en jetez plus ? Et pourtant, force est d’admettre que ça fonctionne. Non que les tartes à la crème susnommées produisent leur effet habituel mais l’essentiel est ailleurs. D’abord, il s’agit de Jean-C. Denis, sans doute l’un de nos dessinateurs-scénaristes les plus injustement sous-estimés d’une génération dorée, celle des Veyron, Margerin, ou Dodo et Ben Radis. Son antihéros fétiche, Luc Leroi, a pourtant mieux vieilli que le Bernard Lermite 80’s de l’ami Martin et on ne jurerait pas que Monsieur Jean, le héros bobo des Dupuy-Berberian, résiste au temps aussi bien que lui.

Avec sa finesse coutumière et un dessin d’une élégance tranquille et rare depuis la retraite de Floc’h, Denis accède au sommet de la veine douce-amère qui est sa marque. Aloys Clark, son écrivain, court ainsi après un succès passé et éphémère tout en intervenant dans des universités ou des centres culturels, se fendant alors de discours rageurs et désenchantés qui désespèrent ses admirateurs et surtout ses admiratrices, avec qui il couche occasionnellement. Le salut surgit alors du Coucou, roman improbable échappé de la bibliothèque d’Aloys. Ce dernier se met en tête de suivre le trajet de son narrateur et se retrouve à Bordeaux puis sur la côte atlantique, adoptant le mode d’être de son double fictif. Le récit prend alors une toute autre dimension : jeux chronologiques défiant la logique, troublantes dérives de Clark entre fiction et réalité (il se fait passer pour un éminent allergologue invité à un congrès, tombe sur un couple so british tout droit sorti de l’île du Prisonnier) jusqu’à la révélation finale sur l’identité de l’auteur de ce Coucou. L’aboutissement du récit en forme d’aporie se double en outre d’une idée géniale : la nouvelle œuvre d’Aloys, dont il remet le manuscrit à sa muse Marianne, n’est que le début d’une autre aventure. Celle du roman de Jean-C. Denis, versant littéraire de l’oeuvre dessinée, qui ouvre une fenêtre sur l’interaction entre deux mondes fictifs et deux médiums artistique. Au final, une double réjouissance : la confirmation d’un grand talent et la renaissance d’une vraie politique éditoriale chez les éditions Dupuis dans cette collection Aire Libre. Après David B., Emmanuel Guibert et donc Jean-Claude Denis, on annonce l’arrivée de Blutch et même de Baudouin. Drôle de casting assurément pour l’éditeur des Tuniques bleues.