C’est quasiment une oeuvre de fiction que le bouillant fondateur du mythique label alternatif livre ici. Une oeuvre de fiction au héros éponyme, ces « plates-bandes » que Menu entend défendre avec conviction (toujours), cruauté (parfois) et mauvaise foi (il en faut). Mais le titre n’est pas le seul élément prépondérant du paratexte. L’oeuvre porte ainsi un sous-titre, « Janvier 2005 », à la fois état des lieux et point de départ (?) d’une nouvelle ère. Les dédicaces ne sont pas moins marquantes : elle rendent hommage à des artistes qui, d’une manière plus ou moins directe, ont conditionné la création de L’Association (Gébé, Will Eisner, le Professeur Choron). Enfin, Menu ouvre son essai d’une épigraphe éloquente sur la récupération du mouvement alternatif musical par les grandes majors dans les années 1980, qui n’est pas sans rappeler la prémonition (inventée de toutes pièces) de Lester Bangs dans le très beau Presque célèbre de Cameron Crowe : « La guerre est finie, le rock est mort, ils ont gagné ». Ce ils, incarnation d’une altérité ennemie, est au coeur de la problématique de Menu. Ils, ce sont pêle-mêle le microcosme médiocre de la bande dessinée, les journalistes incompétents, les médias suiveurs (Chronic’art est dans le lot), les auteurs corrompus et bien sûr les gros éditeurs, coupables de récupération (autre mot-clé de Plates-bandes).

Les premiers échos avaient laissé entendre la réalisation d’un vigoureux pamphlet, genre tombé aujourd’hui en désuétude et qui réclame un incontestable talent de polémiste. N’est pas Léon Bloy qui veut. A la lecture de Menu, force est d’avouer que si l’intelligence est toujours vivace, l’acuité de la pensée toujours impressionnante, on serait presque déçu de la modération des propos, du didactisme prononcé du ton. Comme si les modestes et conventionnelles expérimentations à la Satrapi avaient pris le pas sur l’engagement décisif des premières années incarnées par les David B., Mattt Konture ou autres Trondheim. Oui, L’Association a été une authentique avant-garde, personne ne le contestera, et l’ont peut concevoir que le principe d’une « Avant-garde soft » revendiqué par certains constitue une aberration oxymorique. De même, personne ne contestera que L’Assocation a inauguré un catalogue exclusivement composé d’ouvrages en noir et blanc et que les principales maisons d’édition (Casterman, Delcourt, Humanos) ont repris, avec plus ou moins de bonheur, format, pagination et inspiration générale. L’ensemble devient plus intéressant quand la verve se fait réellement pamphlétaire, renouant avec le principe des attaques personnelles. De Igort, auteur chez Casterman et initiateur du contestable « Avant-garde soft » à travers sa revue Black, à Sébastien Gnaedig, talentueux directeur de collection au parcours sinueux, qui finit dans l’improbable renaissance du label Futuropolis téléguidée par les éditions Soleil (on ne rit pas) en passant par Craig Thompson, américain bonhomme mais qui, selon Menu, ne possède pas dans ses deux mains le talent du petit doigt d’un Blutch, Larcenet, qualifié de « vulgarisateur type » avec son Combat ordinaire, et même Sfar, abruti en chef et qui continue ses grotesques sorties sans crainte du ridicule (voir la récente affaire chez Charlie Hebdo où il reproche à Willem de faire le lit du terrorisme moyen-oriental dans un récent dessin de presse), personne n’est épargné. Cette démarche est alors salutaire, car elle initialise des débats et des polémiques nécessaires face à l’énigmatique évolution du médium. Que va devenir la bande dessinée, alors qu’elle est présente et présentable partout (un peu comme la pornographie a pénétré insidieusement et hypocritement le marché publicitaire), que la surproduction est devenue une réalité et que les enjeux économiques, médiatiques, voire artistiques deviennent considérables ? D’un autre côté, d’où vient ce sentiment persistant que Menu n’a pas été aussi loin qu’il le souhaitait (pouvait ?) ? L’âge ? L’expérience ? La lucidité ? Alors qu’un perturbateur entendait ridiculiser la sacro-sainte parole de Lacan lors d’un séminaire et avait entrepris un timide strip-tease, le maître lui répondit : « Hier, j’ai assisté à un happening. Mais le type avait le courage de se foutre complètement à poil. Alors allez jusqu’au bout, merde ! » Et le perturbateur de tourner les talons, pris à son propre jeu. Chez J-C Menu, la pudeur, qui fait la force et la faiblesse de cet écorché vif, n’est jamais très loin.