L’histoire (avec un grand H) est connue : 1942, les Allemands visitent Bruxelles, la Belgique occupée, et les planches américaines de Flash Gordon (Guy l’éclair) n’arrivant plus à la rédaction du journal Bravo, c’est vers Edgar Pierre Jacobs qu’on se tourne illico pour prendre la suite d’Alex Raymond. « Mission impossible, ou du moins terriblement périlleuse, rapporte l’auteur de Blake et Mortimer dans ses mémoires. Le style d’Alex Raymond était totalement différent du mien, vraisemblablement photographique, donc pratiquement inimitable sans un long entraînement » (Un Opéra de papier, Gallimard, 1981).

N’en déplaise à sa fausse modestie, le trait puissant et réaliste de Jacobs se prête particulièrement bien au style marmoréen d’Alex Raymond, la reprise semble assurée, mais la censure allemande veille et l’expérience cesse au bout de seulement quelques épisodes. Privé de sa seule histoire de science-fiction, Bravo lui demande alors de créer une nouvelle série dans le même genre. A nouveau obligé de composer avec l’univers rétro futuriste d’Alex Raymond (avec ses costumes farfelus, ses décors grandioses), Le Rayon U débute en février 1943, sous la forme d’un pastiche démarquant purement et simplement les héros de la série américaine (Lord Calder dans le rôle de Flash, Ming devient l’empereur Babylos III, Zarkof, le professeur Marduk, etc.). Passées les premières planches encore nettement sous influence, Le Rayon U trouve pourtant rapidement son propre ton. Jacobs innove en isolant ses textes à l’intérieur des cadres, ses décors sont également plus travaillés, rehaussés par des choix de couleurs particulièrement audacieux. « Emphatique… Mélodramatique… Superficiel : oui ! Le Rayon U peut être tout cela. Le miracle, c’est qu’ici ces qualificatifs deviennent des louanges et ces défauts des qualités ». On ne saurait mieux dire que Greg à propos cette aventure fantastique qui savait mieux qu’aucune une autre bande de l’époque transporter les petits lecteurs belges loin du réalisme vert-de-gris de l’Occupation. Avec son redoutable Tyrannosaure, son serpent bleu géant, les ptérodactyles affamés, les féroces hommes singes et la civilisation perdue de Nazca, ce « faux Alex Raymond » s’annonce déjà comme du Jacobs pur jus. Rien ne manque des classiques du roman d’aventures à l’anglo-saxonne où l’auteur puise son inspiration et E.R. Burroughs, Rider Haggard, Conan Doyle sont tour à tour mis à contribution d’un récit où les morceaux de bravoure s’enchaînent sans le moindre temps mort. Jacobs maîtrise déjà parfaitement tous les ressorts de la dramaturgie, faisant même l’économie d’une introduction pour entrer plus vite dans le vif du sujet, passé un court prologue situant l’action et les personnages comme le générique d’une superproduction hollywoodienne.

« Au retour d’une expédition vers des terres inconnues, qu’il a appelé « les îles noires », le savant professeur Kellart Hollis, célèbre géologue, est décédé inopinément. Un mystère entoure la mort du professeur. Au terme de nombreuses années de recherches, au prix de laborieux travaux scientifiques (…) le professeur était parvenu à isoler une pierre magnétique émettant des radiations d’une puissance extraordinaire. Il l’avait baptisé Uradium ». La dimension prophétique du récit qui voit s’opposer les forces de l’Austradie et de la Norlandie pour la maîtrise de l’énergie atomique n’est pas la moindre des audaces remarquables de cet album qui reste à jamais comme l’un des chefs-d’oeuvre inégalés de la bande dessinée franco belge. Les planches ayant été retouchées lors de la première édition en album (Lombard, 1974), c’est peu dire qu’une réédition en fac-similé au format Bravo était attendue par les puristes depuis lurette. Hélas. La présente édition du Rayon U se veut à l’ancienne, elle n’évite pourtant pas d’impardonnables fautes de goût qui viennent ternir le plaisir de sa redécouverte : absence du prologue, changement de lettrage, couverture retouchée (!?), insertion d’une illustration pleine page en plein milieu du récit, By Jove ! L’infâme Olrik ne s’y prendrait pas autrement pour saboter l’oeuvre de son génial créateur.