Il fut tellement de bon ton dans un passé récent de taper sur la production artistique des éditions Moulinsart et sur son PDG à la Jean-Marie Messier pour ne pas se réjouir aujourd’hui de son renouveau. Avouons-le tout de suite, la personne d’Hergé offre un peu trop de zones d’ombre pour accepter sans réserve l’hagiographie qui semble se dessiner dans cette Chronologie (cinq tomes prévus). En outre, à l’heure des expérimentations graphiques d’un David B. ou d’un Rabaté, de la névrose latente et inquiétante qui réveille et balaye la vieille bande dessinée, revenir à Hergé, cet exilé au sein de son propre pays artistique, a quelque chose d’incongru et de délicieusement réactionnaire. Et pourtant…

Une fois passée la déception de textes plats et fréquemment redondants avec les illustrations, l’émerveillement est palpable, puis éclatant. Ce premier tome, massif et lorgnant ouvertement sur les monographies des grands artistes de ce siècle, retrace la période de formation d’un Georges Remi (prononcer Reumi sous peine de lapidation immédiate par de sourcilleux tintinophiles-logues) depuis sa naissance en 1907 jusqu’à la publication en 1931 de Tintin au Congo et la notoriété grandissante du personnage à la houppe. Au cours de ces quelque vingt-cinq années, l’approche génétique de l’œuvre choisie par l’auteur Philippe Godin se révèle judicieuse et apporte de passionnantes informations graphiques sur la naissance d’une œuvre unique. De la demi-décade scout (1920-1925) du chef de patrouille Remi, alias Renard Curieux, qui permet à l’auteur de fourbir ses armes sous l’œil attentif de son premier maître, Pierre Ickx, on peut retenir une maîtrise importante des volumes et proportions qui apporte un cinglant démenti à l’amateurisme présumé du trait d’Hergé Certains croquis sont étonnants d’équilibre et de réalisme, tel ce turfiste à l’imperméable qu’on dirait sorti d’un poème de Verlaine. Cette perspective diachronique permet également au jeune Georges de croiser la route de ceux qui font plus ou moins tristement ’histoire, comme en témoigne ce dessin d’observation d’un chemise noire à Bolzano en 1922. Et si la formation politique d’Hergé prend un tour naturellement conservateur (voir la caricature d’un bolchevik, lointain cousin du Raspoutine d’Hugo Pratt, qui annonce l’anticommunisme délirant de Tintin au pays des Soviets), on apprécie l’humour noir, présent dans certaines planches, qui contraste avec la béatitude niaiseuse du milieu catholique scout, en particulier ce scout promis à une chute mortelle mais qui « sourit et siffle dans toutes ses difficultés ». Sans oublier l’épisode Totor, chef de patrouille des hannetons, cet ancêtre morphologique et asexué de Tintin qu’Hergé créa pour Le Boy Scout en 1926.

Hergé s’égare également (ou élargit sa palette, c’est selon) dans une forme de propagande qu’il abhorrera plus tard, celle de la publicité et dans l’illustration d’un roman de Pierre Dark, préfigurant dans un austère et lumineux noir et blanc les fulgurances littéraires de Futuropolis. La qualité de la maquette constitue d’ailleurs la grande force de cette œuvre. Reproduction d’illustrations en pleine page, inédits à foison, sans compter l’émotion qui étreint à la découverte de la naissance le 4 janvier 1929, dans le Petit XXe, d’un petit reporter informe appelé à concurrencer de Gaulle ou du premier phylactère dans l’œuvre d’Hergé : un Totor-Archimède s’écriant « Eurêka », à la manière de son créateur passant d’une cécité partielle à une révélation qui allait changer la face d’un monde.