A la croisée des sentiers de la bande dessinée et du western, Gus n’aurait pu n’être qu’un énième pastiche bâti sur le détournement, jouant des couleurs pimpantes empruntées aux vieux Lucky Luke et des cadrages classieux moulés par le cinéma. Or, si la majorité des comédies élaborées sur ce principe se seraient satisfaits d’un compost de références amoureuses, l’auteur ambitionne ici clairement davantage : refondre à sa sauce les mythes qu’il affectionne, histoire d’apporter sa pierre à l’édifice des genres. On notera ainsi, parmi la pléthore d’astuces destinées à prendre le lecteur à contre-pied, un refus de l’action au bénéfice des temps morts ; ce western ne montre que les plages de repos entre les cambriolages, la sédentarisation puis l’embourgeoisement des héros, avec une affection toute particulière pour leurs soirées de chasse à la minette dans les saloons branchés.

Gus, donc, est un cow-boy à grand nez (1). Comme vous l’avez compris, s’il ne tire pas plus vite que son ombre, c’est qu’il préfère parcourir les étendues sauvage avec l’espoir de tirer tout se qui bouge, pour employer une formule graveleuse au final très peu éloignée des dérives alcooliques et grivoises qui animent le héros et sa bande de pieds nickelés entre deux larcins. Mais c’est bien connu, si le garçon vacher excelle par essence à la gâchette, on sait aussi depuis Blueberry et ses pathétiques déconvenues d’Arizona love qu’il est incapable de lire dans la Femme. Ses seules issues en cas de contact sont la lâcheté et le mensonge ; en cas d’amour, c’est la condamnation à se faire blouser. Bien sûr, il n’y a aucune raison pour que Gus et ses potes échappent à la tradition.

Après Isaac le pirate et Socrate le demi-chien, Christophe Blain investit de nouveau un genre balisé de codes pour mieux le pervertir, occasion de remarquer le renforcement de son style, tout en cohérence, rigueur et tempérament. Sous le déluge des qualités habituelles qui accompagnent ses oeuvres -finesse des dialogues, trouvailles narratives qui passent essentiellement par le dessin et trait d’une grande vitalité-, c’est surtout une manière personnelle de mettre en scène le détournement qui s’affirme. Là où beaucoup se construisent sur une description réaliste et sérieuse qui dérive discrètement, à l’aide d’une multitude de petits détails, vers le décalage comique, Christophe Blain emprunte le chemin inverse. Ses tableaux sont d’abord burlesques, ses personnages ouvertement ridicules, et, à l’aide d’un éventails de manipulations esthétiques et narratives, principalement l’utilisation de cadrages rigoureux et de postures flamboyantes (on avait déjà remarqué ce talent dans la série Socrate) inspirés par la peinture, la sculpture et l’imaginaire cinématographique, il ramène lentement le souffle épique et la dramaturgie sur le devant de la scène. S’élabore ainsi, d’oeuvre en oeuvre, une vision de l’antihéros et de l’écriture moderne d’une littérature de genre ; essence d’une démarche artistique réfléchie et cohérente qui, et ce n’est pas le moindre de ses atouts, provoque des éclats de rire à se pisser dessus.